L’impératrice lève le masque
Il parvient même à donner à sa voix un accent de regret.
— Une évacuation immédiate de Son Altesse Sérénissime…
— Retourner à Vienne ?
— Aussi vite que possible !
— C’est ce que vous suggérez ?
— Je ne suis pas habilité à suggérer quoi que ce soit à Son Altesse Sérénissime.
— Allez-vous rédiger un rapport sur cet incident ?
— Il sera prêt au plus tard demain.
— Et vous en envoyez une copie à Vienne ?
— Naturellement.
— Votre rapport va-t-il aussi évoquer la jeune femme ? demande Élisabeth.
Elle s’est efforcée de formuler sa question sur le ton le plus anodin possible.
— La jeune femme ?
La bouche de Sissi s’étire en un fin sourire.
— Il paraît qu’il y avait un deuxième cadavre à bord de l’ Archiduc Sigmund…
Cette fois, Toggenburg hésite un instant avant de répondre : — Le conseiller avait de la visite quand Pellico a pénétré dans sa cabine pour lui dérober les documents.
— De la visite ?
Pendant un moment, les sourcils du général volettent comme deux papillons effarouchés. Puis il dit : — La visite d’une dame qui se trouvait également à bord du paquebot en partance pour Venise. Il s’agit apparemment d’une Italienne originaire de Trieste.
— À quelle heure le crime s’est-il produit ?
— Après minuit.
— Hum… Ils étaient donc très… intimes ? Le conseiller était-il marié ?
— Non, il était célibataire.
— Allez-vous évoquer cette dame dans votre rapport ?
Toggenburg se force à sourire. Puis il s’éclaircit la voix.
— J’estime peu convenable de compromettre inutilement un homme tombé dans l’accomplissement de ses devoirs.
— Et qu’avez-vous entrepris pour retrouver mon courrier et les documents disparus ?
— Des perquisitions et des razzias sont prévues. Le colonel Pergen est bien décidé à retrouver les papiers.
Élisabeth se lève pour lui signifier que l’audience est terminée.
— Ah oui !… Une dernière chose, général.
— Oui, Altesse Sérénissime ?
— Cette jeune femme… comment a-t-elle été tuée ?
Le commandant de place répond sans même réfléchir : — Par balles, Altesse Sérénissime.
Sissi est convaincue que les hommes ne savent pas mentir. François-Joseph, par exemple, est incapable de lui raconter des balivernes sans fixer le bout de ses chaussures et, juste après, tortiller ses moustaches avec nervosité. Lorsque Toggenburg a prétendu qu’il ne conseillerait pas dans son rapport qu’on la rappelle à Vienne, elle a vu dans ses yeux qu’il ne disait pas la vérité. En revanche, quand elle lui a demandé comment la jeune femme est décédée, il n’a pas menti – ce qui signifie qu’on lui a menti, à lui.
Quelque chose lui fait croire en effet que les propos de Mme Königsegg correspondent aux faits. Dès lors, ce colonel Pergen a abusé le commandant de place. Mais pourquoi ? Parce qu’il savait ce que Toggenburg voulait entendre ? Ou parce qu’il préférait laisser de côté tout ce qui n’allait pas avec la version d’un crime politique ? Les conclusions de Pergen sont limpides : le conseiller est tué par balles dans sa cabine pour que l’assassin s’empare des papiers. Et la jeune femme, témoin du crime, doit être éliminée. Cela paraît logique et plausible. De plus, tant que les documents n’ont pas été retrouvés, Toggenburg obtient ce qu’il souhaite : qu’elle reste cloîtrée dans le palais royal ou qu’elle quitte Venise.
Néanmoins, cette version devient improbable dès lors qu’on sait que la jeune femme a été étranglée et violée au préalable. Car peut-on vraiment s’imaginer ce conseiller sous les traits d’un monstrueux assassin ? Élisabeth, qui a entre-temps appris que Hummelhauser avait plus de soixante ans, ne cautionne pas cette hypothèse. Et ce Pellico ? Tout d’abord, Élisabeth trouve que sa mort relativise de manière considérable la valeur de son aveu. Et par ailleurs (même en admettant que ce soit bien lui), il paraît fort improbable qu’avant ou après le meurtre du conseiller, il attache, viole et étrangle un passager de l’ Archiduc Sigmund . Une conclusion s’impose donc : il y a quelque chose de louche dans cette histoire.
Et qu’est-ce que cet Italien, continue-t-elle de méditer, qu’est-ce que ce Tron a découvert ? Pourquoi Pergen l’a-t-il congédié sur les lieux mêmes du crime ? Ce serait une erreur, décide-t-elle, de le convoquer au palais royal.
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