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L’impératrice lève le masque

L’impératrice lève le masque

Titel: L’impératrice lève le masque Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nicolas Remin
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locanda 1 située en face. Tron constata avec émotion que le café était toujours là. Combien d’années s’étaient écoulées depuis ? En tout cas, plus de quarante ans, plus de la moitié d’une vie – quelques décennies au cours desquelles la ville avait peu à peu sombré, tandis que l’invention de la voie ferrée et du bateau à vapeur l’avait rendue plus accessible que jamais.
    La lourde porte de la façade sud se referma bruyamment derrière lui. La porte, songea-t-il, se moquait autant des Titien et des Bellini que du bedeau qui ne leva même pas la tête, mais continua, impassible, à balayer la poussière d’un bout à l’autre de l’église. La messe s’était achevée une demi-heure auparavant et les seules personnes présentes étaient un groupe d’étrangers rassemblés devant le maître-autel pour y admirer une Assomption du Titien et un individu isolé, qui se tenait à quelques pas du groupe, juste devant le tombeau de Nicolo Tron. Le commissaire attendit quelques minutes, puis au moment où l’inconnu fit mine de partir, il s’approcha de lui.
    Construit en 1476, le tombeau occupait la partie inférieure du mur d’abside. Bien au-dessus de sa tête, le commissaire voyait le gisant en marbre, allongé sur un sarcophage. Plus bas se trouvait, campé sur ses deux jambes, un homme d’un certain âge, empreint de dignité, vêtu de l’habit officiel des doges. La vue en était à vrai dire si ennuyeuse que le regard du spectateur déviait inévitablement vers une allégorie féminine située à côté de lui : vêtue d’un voile très léger et « mouillé » qui révélait presque sans détours les formes de son corps, elle semblait taillée d’après nature. Chaque fois, Tron se demandait qui pouvait bien être cette jeune fille inconnue qui continuait de fasciner le spectateur quatre cents ans plus tard.
    Il était manifeste que l’homme n’avait pas remarqué sa présence. En tout cas, il se retourna d’un geste brusque et faillit percuter Tron. Leurs deux hauts-de-forme noirs tombèrent par terre. Tron et l’homme se penchèrent en même temps pour les ramasser.
    — Excusez-moi, dit le commissaire.
    — Je vous en prie, répondit-il poliment. C’est ma faute.
    Il s’inclina légèrement, fit un pas en arrière, puis expliqua : — J’aime beaucoup la Charité à gauche du doge.
    À cette remarque, Tron se serait attendu à un sourire complice, un clin d’œil entre hommes, mais le visage de l’inconnu ne laissait rien percevoir de semblable. Agréablement surpris, le commissaire dit à son tour : — Sans doute Antonio Rizzo a-t-il utilisé le même modèle pour l’Ève du palais des Doges.
    — Vous voulez dire celle de l’arc Foscari ?
    Tron acquiesça d’un mouvement de tête. L’homme semblait connaître Venise. Il n’avait pourtant pas de guide à la main, mais juste son haut-de-forme et une canne.
    — Connaît-on le modèle ? se renseigna-t-il.
    Le commissaire haussa les épaules d’un air désolé.
    — On ne sait presque rien sur la vie privée de Rizzo.
    Du moins lui ne savait-il rien. Il estima que son interlocuteur approchait de la cinquantaine ; il était moins jeune qu’il ne l’avait supposé au premier abord. Sans doute avait-il été induit en erreur par le timbre de sa voix et ses épais cheveux noirs sans la moindre trace de gris. Grand et mince, il produisait une impression d’élégance dans sa redingote bien taillée et sa fourrure posée avec négligence sur les épaules. Il avait des lèvres fines qui se relevaient au niveau des commissures, ce qui laissait à penser qu’il aimait rire. L’œillet blanc passé au bouton de sa redingote y ajoutait une note d’extravagance : à Venise, on pouvait trouver des fleurs fraîches même en plein hiver – du moins quand on en avait les moyens. À en juger par son accent, l’inconnu, qui parlait un italien fluide, venait d’Autriche ou du sud de l’Allemagne.
    — Vous êtes d’ici ?
    L’inconnu fit un sourire poli, comme pour s’excuser de cette question indiscrète. Tron lui rendit son sourire.
    — Oui, je suis d’ici.
    L’homme tourna la tête sur le côté et laissa son regard errer un instant sur l’ Assomption .
    — C’est assurément un privilège, déclara-t-il.
    Le commissaire le rangea dans la catégorie des érudits fortunés.
    — Vous vous occupez d’art ?
    L’homme secoua la tête.
    — Non, de gaz.
    — Pardon ?
    — Je suis responsable de l’extension du

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