L’impératrice lève le masque
Cependant, une petite allusion à la hiérarchie a finalement permis de remporter la partie. Le général de division est le type même d’individu qui exécute n’importe quel ordre, aussi absurde soit-il. Sa femme et lui piétinent donc maintenant dans la neige trois mètres derrière Sissi. Il est probable, songe-t-elle, qu’en ce moment, la comtesse regrette d’avoir accepté le poste d’intendante en chef.
Ils ont convenu que le couple s’assoira à la table d’à côté. Königsegg a un revolver caché sous son manteau. Il a exigé de prendre une arme et réclamé qu’ils s’habillent de la manière la plus négligée possible pour éviter de se faire remarquer.
— C’est là, annonce Mlle Wastl en s’arrêtant.
Le campo Santa Margherita, dont ils ont atteint les abords, forme une grande étendue blanche entourée de bâtiments plutôt plats qui tranchent sur le ciel nocturne. De la lumière brille à une demi-douzaine de fenêtres. Cela ne fait pas beaucoup pour un espace aussi grand qu’une place d’armes et n’aurait jamais suffi si la neige ne reflétait pas le pâle éclat de la lune. Élisabeth aperçoit alors une lueur au rez-de-chaussée d’une maison située de l’autre côté de la place, devant laquelle une silhouette se met soudain à faire signe. C’est à coup sûr Alfred Ennemoser, le fiancé de Mlle Wastl, un vrai géant, comme le constate Élisabeth au fur et à mesure qu’ils approchent.
La femme de chambre fait les présentations – la comtesse Hohenembs, Alfred Ennemoser – avec un naturel dont Sissi s’étonne encore en prenant place à une table du Piallo Gioccolante . Comme convenu, les Königsegg entrent quelques minutes plus tard et s’installent à la table voisine. Ils se plongent alors dans la lecture de la carte, une feuille de papier toute grasse, et leur mine s’assombrit.
« Il faut reconnaître, se dit Sissi, que l’auberge est décevante. » La seule chose qui corresponde à ses attentes, ce sont les copeaux sur le sol et les tables en bois récurées à fond. Sinon, il n’y a pas de filets accrochés aux murs, pas de gondoliers et pas de mandolines. C’est une auberge sans aucun caractère, qui aurait tout aussi bien pu être un buffet de gare. Elle contient une douzaine de tables où sont assis une dizaine de clients tout au plus, sans doute des gens du coin. Les étrangers ne viennent pas souvent dans ce quartier.
Ennemoser a commandé des tripes pour sa fiancée et lui. Quand il a demandé – car Sissi ne connaît que quelques mots d’italien – s’il y avait du chocolat chaud, l’aubergiste s’est contenté de hausser les épaules d’un air désolé. Elle a donc commandé une assiette de bouillon, car à cause de ses boules de ouate, elle ne peut pas mâcher.
Elle donne à Ennemoser tout au plus la trentaine. Il a des cheveux châtains, une moustache, des yeux marron qui pétillent d’intelligence, des cils et des sourcils clairs – c’est un homme charmant au visage aimable et franc, qu’un nez un peu trop court et une bouche un peu trop en forme de cœur empêchent toutefois de qualifier de beau. À vrai dire, Sissi s’attendait à ce qu’il la prie de lui poser ses questions dès que le repas serait servi. Mais il se jette d’abord sur ses tripes, ce qui ne la gêne pas parce qu’elle n’est plus aussi pressée.
Peu à peu, elle se met à goûter cette escapade, indépendamment du but poursuivi. Primo , le bouillon est délicieux (ne pourrait-elle pas envoyer plus tard Mme Königsegg pour demander la recette ?). Et secundo , elle a revu son opinion sur cette trattoria . La comparaison qui lui avait traversé l’esprit est fausse dans la mesure où le public n’a rien à voir avec celui d’un buffet de gare. En l’espace d’une demi-heure, l’auberge s’est bien remplie et ce mélange de petit peuple et de bohème l’enchante.
Le maigre jeune homme assis en face d’elle, en train de barbouiller une feuille, est à coup sûr un poète. Elle repère tout de suite ce genre de choses. La boucle noire qui retombe sur son front blême et le regard méditatif qu’il tourne par moments vers le plafond comme s’il cherchait un mot rare sont des signes qui ne trompent pas. Et le garçon qui vient d’entrer ne peut être qu’un gondolier pur et dur. Elle reconnaît cela au regard intrépide qu’il lance sur l’assistance et au chapeau de paille muni d’un ruban qui flotte au vent. Deux pêcheurs vigoureux aux
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