L’impératrice lève le masque
perquisition, on l’avait découverte dans une grange, inconsciente, dévêtue, le buste couvert de morsures. Le prêtre du village voisin, un certain père Abbondio, avait porté plainte et c’est ainsi qu’on avait mené une enquête au cours de laquelle l’un des sergents avait accusé l’officier responsable de l’opération. Sa déposition était si convaincante qu’on intenta un procès. Pourtant, quand on en vint à parole contre parole, ce fut le plus gradé qui eut gain de cause. Le tribunal, présidé par Pergen, avait refusé de convoquer d’autres témoins sous prétexte qu’ils avaient entre-temps été répartis dans d’autres unités. Bien que le père Abbondio ait lutté pendant un an, on refusa plus tard de rouvrir le dossier au motif que le principal témoin à charge, le sergent, avait été assassiné six mois après la fin du procès. On l’avait retrouvé dans une auberge de Padoue, la gorge tranchée. Sur la couverture du recueil, une note anonyme en date du 16 juin 1852 précise que le meurtrier n’a jamais été retrouvé.
L’action disciplinaire qui vient en complément du dossier personnel de Pergen concerne le même officier que précédemment. Quoiqu’il ne s’agisse pas d’un procès, le recueil est étonnamment volumineux, comme si le rédacteur n’avait pas été d’accord avec l’issue de la procédure. En janvier 1851, on avait retrouvé le cadavre d’une prostituée dans la lingerie d’un grand hôtel de Vienne. La police avait interrogé les clients. Ceux-ci s’étaient montrés coopératifs, à l’exception d’un officier qui avait qualifié en public l’inspecteur de « queue de singe ».
On estima que cette expression déplacée tendait à prouver l’innocence de l’officier, mais on estima quand même qu’il fallait punir cet écart de langage et on entreprit donc une action disciplinaire, suivie d’une annotation dans son dossier personnel. Le colonel Pergen put empêcher qu’on le questionne une deuxième fois. L’assassin n’avait jamais été retrouvé. La victime portait des traces de liens aux poignets et des morsures sur le buste.
« Au fond, pense-t-elle, c’est clair comme de l’eau de roche. À Gambarare, à Vienne en 1851 et à bord de l’ Archiduc Sigmund : à chaque fois, les faits se déroulent sur le même modèle. Et à chaque fois, Pergen manipule la procédure. »
Élisabeth saisit la clochette en argent posée sur son bureau et sonne. Elle adresse un sourire à Mlle Wastl qui est aussitôt entrée : c’est un sourire de satisfaction et d’impatience.
— Dis aux Königsegg que je désire leur parler dans mon salon à dix heures. Et apporte-moi du café.
Sissi sait que sa proposition ne soulèvera pas l’enthousiasme de sa suite, ne serait-ce qu’en raison des préparatifs qu’elle suppose. Elle, au contraire, se réjouit d’avance.
41
— Quel est le désir de Son Altesse Sérénissime ?
Königsegg repose la tasse qu’il s’apprêtait à porter à ses lèvres. Stupéfait, il écarquille ses yeux rougis et se prend soudain à rêver de mourir en héros sur quelque champ de bataille au nord de l’Italie.
— Je vais vous accompagner, explique Sissi. Vous me présenterez comme votre nièce de passage à Venise. Je porterai un masque. Et vous vous arrangerez pour que je puisse discuter avec le commissaire. Seule à seul. Dans un des salons qui ne sont pas utilisés pour le bal. Vous lui direz que la comtesse Hohenembs souhaite s’entretenir avec lui au sujet de l’affaire de la Lloyd.
Königsegg fait une tentative de résistance.
— Je peux arranger un rendez-vous avec le comte ? Son Altesse Sérénissime n’aura pas à se déplacer.
Élisabeth sourit.
— C’est très aimable à vous. Mais je ne pense pas qu’il faille laisser traîner cette histoire en longueur.
La nuit dernière, avant de s’endormir, Sissi a essayé d’imaginer le bal dans ses moindres détails. Les Tron utilisent sans doute encore des bougies. On ne peut pas mettre de lampes à pétrole sur ces grands lustres en cristal de Murano. Il y aura donc des chandelles aux plafonds et aux murs, des torches sur le ponton, et des candélabres dans la cage d’escalier aux marches en pierre usées par le passage de tant de générations.
Puis en haut de l’entrée glaciale s’ouvrira la salle de bal surchauffée, telle une ruche bourdonnante remplie de loups, de hauts-de-chausses, de crinolines, de perruques poudrées, d’épées, de
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