L’impératrice lève le masque
son cri s’acheva en un râle sourd. Elle se mordit la pointe de la langue, mais à ce moment-là, elle ne réalisait déjà plus ce qui lui arrivait. Le sang qui lui sortait de la bouche coulait sur son menton, celui qui jaillissait de son sourcil se répandait sur le rouge de sa joue gauche et descendait jusque dans son cou.
L’homme se redressa. Son pouls, qui était monté à plus de cent, recouvra bientôt son rythme normal. Il mit la main dans sa poche et en tira un couteau qu’il sortit de son fourreau. Puis il retourna à plusieurs reprises la lame brillante dans le flux de lumière hivernale qui s’infiltrait par les rideaux. Ce matin, il avait aiguisé son instrument dans les règles de l’art en se servant d’une fine poudre de pierre ponce. Il avait repassé la lame pendant une demi-heure sur une bande de cuir de cheval. Elle ne demandait qu’à trancher et il ne pouvait lui refuser ce plaisir.
La femme allongée à ses pieds avait perdu connaissance, mais elle n’était pas morte. Ses poumons continuaient d’inspirer bruyamment et sa poitrine volumineuse de se lever et de se baisser. Il se souvint d’un vers tiré d’un sonnet de Keats dans lequel le poète médite sur l’imbrication de l’amour et de la mort :
Still, still to hear her tender taken breath…
Ses yeux se remplirent de larmes. Pendant un court instant de faiblesse, il fut pris du désir d’attacher cette femme et de la posséder – il détestait tuer sans prendre d’abord un peu de plaisir –, mais peut-être aurait-elle repris conscience et se serait-elle mise à hurler. Il tira donc sa tête en arrière jusqu’à ce que la bouche s’entrouvre et lui trancha la gorge. Ensuite, il essuya avec soin la lame sur le napperon, la replia et remit le rasoir dans sa poche. Enfin, il s’agenouilla et ferma les paupières de la défunte.
— And so live ever… murmura-t-il avec douceur.
Ce faisant, il aurait presque pu se salir la manche gauche, car la carotide continuait de propulser du sang sur le tapis, mais il n’aurait pas été chrétien de lui laisser les yeux ouverts.
Il se retira alors dans la pièce où se dressait le grand secrétaire de l’armée et reprit sa recherche interrompue par l’arrivée de sa victime. Sa montre à répétition lui indiquait qu’il devait se presser, mais il savait aussi qu’il devait procéder avec lenteur et concentration s’il voulait atteindre son objectif.
Dix minutes plus tard, il avait trouvé ce qu’il convoitait : un petit carnet relié en cuir dans lequel étaient écrits avec application des noms, des dates et des sommes dans toutes les monnaies possibles. Ces notes commençaient en janvier 1860 et s’achevaient le 13 février 1862. Il glissa le carnet dans sa poche et quitta la pièce. Dans le miroir de l’entrée, il vit que sa victime lui avait arraché un bouton de manteau. C’était ennuyeux, mais il avait de toute façon l’intention d’en changer au plus vite.
Dans l’escalier qu’il descendit à pas lents, il ne rencontra personne. Une fois dans la via Bramante, il prit à gauche. Derrière l’hôpital principal, loin du port, il y avait une trattoria toute simple que fréquentaient les infirmiers. Il était fort improbable qu’il rencontrât quelqu’un de sa connaissance sur son chemin. Après le repas, il commanderait un café et feuilletterait le carnet qu’il avait dans la poche.
En souriant de satisfaction, il tourna à gauche dans la via della Madonna. Une élégante calèche conduite par deux jeunes femmes surgit au coin de la rue. Il se réfugia sur le trottoir et leur adressa un signe joyeux. Elles rirent, flattées d’être saluées de la sorte par un homme dans la force de l’âge, qui semblait de bonne humeur et heureux de vivre – ce qui, dans un certain sens, n’était pas faux.
39
Onze heures plus tard, Haslinger reposa dans son assiette la fourchette qu’il s’apprêtait à porter à sa bouche. Il pinça les lèvres comme s’il venait de manger quelque chose d’aigre alors que la dernière demi-heure, il n’avait avalé que des toasts, du foie gras et du sauternes – et surtout du vin d’ailleurs. Pendant un instant, il eut du mal à refouler un sourire moqueur.
Le Princesse Gisèle avait levé l’ancre à l’heure. À nouveau, Tron et lui partageaient une petite table. Les lumières de Trieste avaient disparu à l’horizon trente minutes auparavant, et dans les neuf heures à venir, le paquebot suivrait les
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