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L’impératrice lève le masque

L’impératrice lève le masque

Titel: L’impératrice lève le masque Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nicolas Remin
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courtes sont bordées d’un liseré à petits trous. Si elle met ses gants en soie noire qui lui remontent au-dessus du coude, on verra une partie de son bras, une coquetterie bien mise en valeur par la coupe austère de la robe. Sissi met le loup en velours noir et fait un pas en arrière. L’éventail que l’inconnue masquée tient sous son menton s’incline deux fois dans sa direction, puis se baisse. Elle n’aura aucun mal à trouver un danseur.

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    Tron se demandait parfois comment sa mère s’y prenait pour créer une fois l’an, à l’occasion du bal, cette impression de relative opulence. Certes, en gravissant les marches branlantes qui menaient à la grande salle, tout le monde voyait les murs qui se lézardaient, les plafonds qui tombaient et les fissures grosses comme des doigts dans la rampe du grand escalier. Mais cela ne faisait que renforcer la surprise qu’on éprouvait en entrant.
    Quand les bougies – plus de trois cents – plongeaient la galerie dans une douce lumière couleur de miel, ceux qui venaient pour la première fois chez les Tron s’arrêtaient malgré eux bouche bée – ce qui comblait à chaque fois de bonheur la maîtresse de maison. Sous cet éclairage, leur palais faisait beaucoup d’effet, du moins autant d’effet qu’une scène de théâtre au décor somptueux.
    En 1775, quand les Tron avaient reçu l’empereur Joseph II, on avait engagé presque soixante-dix domestiques pour veiller au bien-être des convives. Tout cela était consigné dans les archives familiales. Aujourd’hui, presque cent ans après, en ce début de février 1862, il y en avait une trentaine pour environ cent cinquante invités. Dix d’entre eux, vrais candélabres vivants, se tenaient dans la cage d’escalier, les autres s’activaient dans la salle principale et dans les pièces attenantes : ils servaient des boissons, surveillaient le buffet, débarrassaient verres, assiettes et couverts.
    À cela s’ajoutait une douzaine de musiciens de La Fenice. Le coût du bal – alcools et pâtisseries inclus – s’élevait à près de deux cents lires (un tiers environ du salaire annuel du commissaire). Autrefois, les bals masqués servaient à nouer des relations ou à engager des affaires. Ce n’était plus le cas aujourd’hui.
    Les premiers invités se présentèrent peu après huit heures : il s’agissait de Béa Mocenigo et de sa suite – son mari apathique avec son éternelle dermatose et ses dents pourries ainsi que sa belle-sœur, vêtue d’une vieille robe à paniers et aussi ravagée par le temps que la cage d’escalier du palais Tron. Les Mocenigo avaient déjà dû renoncer à leur bal dans les années quarante parce qu’ils avaient été contraints de louer à des étrangers l’étage principal de leur hôtel particulier pour financer les réparations de la toiture. Aussi leurs remerciements étaient-ils mêlés d’une pointe de jalousie.
    Ensuite débarqua une horde de Priuli, répandant une odeur de plafond qui prend l’eau. Pour une obscure histoire d’héritage qui remontait à l’époque de la ligue de Cambrai, ils saluèrent les Mocenigo de manière courtoise, mais très froide. Puis on se rendit dans le salon aux tapisseries pour se repaître. Peu de temps après, les membres d’autres familles ancestrales se rassemblèrent devant le buffet comme des loups des steppes devant un point d’eau. Les grands noms de l’aristocratie vénitienne avaient coutume d’arriver très tôt pour se ruer sur les cuisses de poulet et les gâteaux en s’épiant les uns les autres comme aux siècles passés lors de l’élection du doge.
    Vers dix heures, la salle de bal s’était transformée en un chaudron des sorcières. Une foule de décolletés hardis et de colliers étincelants se cachait sous toutes sortes de masques : des loups en velours, ornés de perles ou de paillettes, des têtes de chat ou de renard, des oiseaux avec des plumes de toutes les couleurs, des masques orientaux avec un saphir ou un rubis sur le front qui faisaient penser à un conte des Mille et Une Nuits . Le brouhaha et les éclats de rire donnaient l’impression qu’il n’y avait rien de plus charmant que de se trouver sous le ciel peint par Jacopo Guarana dans la salle de réception des Tron, un soir de bal masqué.
    Cette fois encore, le nombre des invités qui préféraient la queue-de-pie au déguisement avait quelque peu augmenté. Du point de vue du style, les fracs étaient contestables,

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