l'incendie de Rome
la table en annonçant le nom de chaque spécialité : cervelles de paons farcies aux œufs de colibri, tétine de truie au miel d’Arabie, vulve de biche au nard indien, talons de chameaux mort-nés, etc. Des échansons, tous des jeunes garçons et des jeunes filles, remplissaient les coupes de vin, après avoir servi à chaque invité, pour se rafraîchir, un bol de neige venue des Alpes. Tous se précipitèrent sur celle-ci avec avidité, mais Lucius préféra s’abstenir, par prudence. La chose n’échappa pas à Trimalcion, qui s’esclaffa :
— Tu as peur d’être empoisonné, Gemellus ? Pourtant, tu n’es pas chez moi, ici !
Un accord de lyre épargna à Lucius de répondre. À l’une des tables voisines, Néron s’était levé, son instrument à la main, et s’apprêtait à chanter. Tout le monde fit silence et on n’entendait plus que le bruit régulier des rames sur les eaux noires du lac, lorsque s’éleva la voix impériale. Il s’agissait du poème sur la chevelure dorée de Poppée, que Lucius avait déjà entendu. Lorsque Néron eut terminé, des applaudissements nourris éclatèrent sur le radeau. Mais, quand ils cessèrent, on put entendre des acclamations en provenance des rives. La voix de l’empereur était si puissante que le peuple l’avait entendue et il manifestait bruyamment son contentement.
Le peuple de Rome était d’autant plus heureux que les barrières venaient de s’ouvrir, lui donnant accès à l’espace qui lui était réservé. En même temps, les nombreuses torches qui éclairaient les lieux s’allumèrent toutes en même temps, découvrant le plus agréable des spectacles. Des sortes de guinguettes avaient été construites au bord de l’eau, couvertes d’auvents décorés avec les fleurs les plus variées. La chère était peut-être moins raffinée que celle qu’on servait sur le radeau, mais elle était tout aussi appétissante. Des agneaux entiers avaient été mis à rôtir et étaient servis sur d’immenses tables. Des amphores de vin étaient disposées tout autour et chacun pouvait boire à volonté. Ce fut donc le plus joyeux des festins qui commença…
Du radeau, on avait vu les lumières s’allumer tout autour du lac et l’effet produit était si réussi que les convives applaudirent encore une fois. Après quoi, chacun se remit à manger et à discuter. Trimalcion avait décidé d’accaparer la conversation. Il faisait partie de ces personnes qui ne peuvent s’empêcher de tenir la vedette où qu’elles se trouvent. Lucius détestait ce genre de comportement et lui, qui était d’habitude d’un abord si chaleureux et si communicatif, se fermait lorsqu’il était en présence de l’une d’elles… Le compagnon de Pétrone était en train de déguster sa vulve de biche au nard indien, lorsqu’il poussa un cri :
— J’ai un problème, mes amis, j’ai un problème !
De tous les côtés lui parvinrent des interrogations excitées.
— Quel est ton problème, Trimalcion ?
— Mon problème, c’est que j’aime cette vulve de biche et que je me demande si je ne l’aime pas plus que celle de ma maîtresse. Car, celle-là, je ne la mange pas.
— Et alors ?
— Alors, peut-on vraiment aimer sans dévorer l’objet de son amour ? Voilà toute la question !
Un jeune homme couvert de bagues intervint au bout de la table :
— Pourquoi ne parles-tu pas aussi de l’anus de ton amant ?
— Tu as raison, Eumolpe, je pourrais en dire autant de l’anus de mon amant.
Trimalcion eut un petit rire.
— C’est-à-dire le tien !… Alors, mes amis, quelles sont vos réponses à ces importantes et graves interrogations ? Et d’abord, qu’en pensent les oreilles de l’empereur ?
Pour toute réponse, Lucius se contenta de hausser les épaules. Trimalcion rit de plus belle.
— Bien sûr, c’est normal. Les oreilles écoutent, elles ne parlent pas…
Trimalcion était déjà ivre. Il avait dû commencer les libations bien avant le banquet. Mais il n’en était pas de même des autres convives, qui avaient encore tout leur bon sens et qui parurent choqués et même effrayés par les paroles du compagnon de Pétrone. Lucius fit, à cette occasion, une autre découverte sur la manière dont on le jugeait à la cour : on le craignait ! Tous ces gens-là s’imaginaient qu’il pouvait se plaindre d’eux à l’empereur, avec
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