L'inconnu de l'Élysée
que les États-Unis étaient en situation de légitime défense. Jacques Chirac a été le premier chef d'État à réagir de cette manière. Dans la foulée, il a encouragé la création d'une très large coalition contre le terrorisme, avec presque tous les pays du monde, notamment la plupart des pays arabes et musulmans. Une semaine après l'attentat, il a été le premier chef d'État étranger à rencontrer le président Bush. Dans le courant d'octobre, il rompait avec la tradition gaulliste et engageait les troupes françaises en Afghanistan, dans le cadre de l'OTAN, pour concrétiser sa solidarité avec Washington dans sa lutte contre le terrorisme. Mais le « Nous sommes tous américains » n'effaça pas pour autant les dossiers conflictuels qui s'étaient accumulés depuis l'arrivée de George W. Bush à la Maison Blanche. Un Bush qui avait procédé à un changement radical de la politique étrangère de Washington en refusant de ratifier le protocole de Kyoto, en voulant se doter d'un bouclier anti-missiles, en refusant de participer à la Cour pénale internationale. Un changement qui portait la marque de ces « durs » qu'on appelle les « néocons », à savoir les Dick Cheney (vice-président), Donald Rumsfeld (secrétaire d'État à la Défense), Paul Wolfowitz (secrétaire d'État adjoint à la Défense), etc., qui profitèrent de l'agression du 11 septembre pour imposer leur propre idéologie à Bush.
À peine plus d'un mois après le choc du 11 septembre, le président de la République, tout en ayant ainsi donné des signes forts de solidarité avec les États-Unis, a commencé à conceptualiser sa différence d'avec la politique de l'administration Bush. Dans un discours prononcé à l'occasion de la 31 e Conférence générale de l'Unesco 1 , il questionnait le monde entier sur les causes de cette déflagration et proposait une vision du monde totalement différente de celle que les néocons étaient en train de définir aux États-Unis. Au « choc des civilisations » popularisé par Samuel Huntington, il opposait son « dialogue des cultures », déjà familier au lecteur 2 , qu'il avait évoqué à de nombreuses occasions dans le domaine muséal, en refusant notamment de célébrer avec l'Occident le cinquième centenaire de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, en poussant à la création du Pavillon des Sessions et du musée Branly, en imposant une nouvelle lecture de l'histoire de France, en luttant contre ceux qui excluent et qui divisent… Il s'installait ainsi dans une posture diamétralement opposée à celle de Bush. Jacques Chirac, président d'une (encore) grande puissance, n'hésitait pas à exposer en ces termes ses propres interrogations sur l'Occident et ses responsabilités historiques.
« Sans céder à la tentation d'un quelconque vertige, nous devons nous interroger, chacun pour sa part. Et, aussitôt, lorsque l'on s'interroge, les questions fusent. Sommes-nous restés fidèles à nos propres cultures et aux valeurs qui les sous-tendent ? L'Occident a-t-il donné le sentiment d'imposer une culture dominante, essentiellement matérialiste, vécue comme agressive, puisque la plus grande partie de l'humanité l'observe, la côtoie sans y avoir accès ? Est-ce que certains de nos grands débats culturels ne sont pas parfois apparus comme des débats de nantis, ethnocentrés, qui laissaient de côté les réalités sociales et spirituelles de ce qui n'était pas l'Occident ? Jusqu'où une civilisation peut-elle vouloir exporter ses valeurs ? »
En réponse à toutes ces questions, il proposait le choix du « dialogue des cultures ».
« La réponse à cela, nous la vivons dans nos traditions, nous la sentons dans nos cœurs et dans notre raison, c'est le dialogue des cultures, gage de paix alors que le destin des peuples se mêle comme jamais. Un dialogue revivifié, renouvelé, réinventé, en prise sur le monde tel qu'il est. Sur quels principes se fondera ce dialogue ? Le premier, qui pourrait être inscrit au frontispice de l'Unesco, c'est l'égale dignité de toutes les cultures et leur vocation à s'interpénétrer et à s'enrichir les unes les autres. C'est tout à la fois une évidence, portée par toute l'histoire de l'humanité, son histoire littéraire, artistique, architecturale… C'est aussi et surtout une grille de lecture du monde. »
Jacques Chirac livrait là ses convictions intimes, forgées au fil du temps, depuis sa
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