L’Inconnue de Birobidjan
redoux éphémère gonflait dâimmenses nuages au-dessus du fleuve Amour. Des nuées couleur de suie et gorgées de neige éteignaient le jour. Il neigeait et neigeait encore. Trois, cinq, dix jours dâaffilée. Le monde disparaissait un peu plus. Les griffes des palissades sâeffaçaient. Il fallait ressortir les pelles pour se tracer des sentiers et vaincre la prison de neige.
Jour après jour, Marina apprit cette vie, y forma ses gestes et de nouvelles habitudes. Nadia et les femmes de la datcha commune lui montrèrent comment se vêtir, dedans et dehors. Savoir quand il fallait sortir et quand il valait mieux ne pas affronter le froid. Ne pas se voiler la bouche avec trop de laine, qui sâhumidifiait avec la respiration pour geler ensuite en vous arrachant les lèvres. Doubler les bottes de feutre avec de simples linges quâon mettait à réchauffer à côté du poêle. Savoir trouver la bonne neige pour faire bouillir de lâeau. Et toujours garder un fichu, même à lâintérieur, car le froid, assuraient-elles, commence toujours par vous prendre à la tête.
Elle sâaccoutuma aux odeurs fortes des intérieurs que lâon nâaérait presque jamais. à celle, suave et tiède, des caves où lâon déterrait, dans des banquettes de sable sec, carottes, betteraves et navets enfouis à lâautomne, alors que les choux avaient été suspendus aux poutres des plafonds bas. Dans de froids réduits à lâarrière des cuisines, où de petits tonneaux de choucroute et de concombres maintenaient le parfum aigre de la saumure, séchaient des filets de poisson de la Bira, de longues bandes de viande salée et parfois des lièvres pris aux pièges dans les jardins.
Les femmes de la datcha lâavaient accueillie avec une curiosité amusée. Elles portaient des noms que Marina nâavait encore jamais entendus : Beilke Pevzner, Lipa Gaister, Boussia Pinson, Inna Litvakovna et Guita Iberman. Grand-maman Lipa était la plus âgée, elle assurait ne pas connaître réellement sa date de naissance. Guita nâavait que deux ans de plus que Nadia. Câétait une fille bâtie comme un homme, au visage large toujours prêt au rire et au bonheur et qui se languissait de vivre un grand amour. Les autres étaient des femmes dures, solides, aux corps modelés par des années dâépreuves et de volonté, aux visages où lââge sâeffaçait sous les rides et les peines.
Depuis longtemps elles sâétaient accoutumées à la vie commune, bornant leur intimité à des petites manies, sachant sâaccoutumer aux caprices dâhumeur des unes et des autres, partageant des habitudes, des rituels, des colères et des tendresses qui les liaient, à leur manière, en une véritable famille. Elles se montraient capables dâautant dâexubérance dans la joie que dans les larmes. Grand-maman Lipa veillait sur Nadia et Guita aussi bien que sâil sâagissait de ses filles. De longues histoires les avaient chacune menées jusque-là . La tourmente de lâépoque en avait fait des survivantes solitaires, sans mari, frère, fils ou fille.
Par Nadia, Marina apprit quâInna se rongeait les sangs à attendre des lettres de son mari. Elle avait trente-cinq ans,quoiquâon lui en eût donné dix de plus. Son époux, Izik, était plus jeune quâelle de cinq ans. Au grand désespoir dâInna, dès les premiers jours de la guerre il sâétait enrôlé dans lâArmée rouge, comme tous les hommes jeunes du Birobidjan. Durant les premiers mois, il avait écrit à Inna chaque semaine. Il avait été incorporé dans les régiments de Boudionny qui se battaient au pied du Caucase et défendaient les puits de pétrole de la Caspienne. Mais depuis lâautomne précédent, Inna ne recevait plus de lettres. Lâinquiétude lui faisait perdre la tête. Toutes les semaines, elle se rendait au comité pour demander quâIzik soit transféré dans les troupes du Birobidjan qui surveillaient la frontière mandchoue. Bien sûr, cela nâarrivait pas. Les responsables du comité et la politruk Zotchenska la menaçaient de la faire enfermer. Pourtant, câétait plus fort quâelle. Chaque semaine, après avoir attendu en vain une
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