L’Inconnue de Birobidjan
nouvelle lettre, Inna retournait les voir.
Boussia, elle, savait déjà ce quâInna redoutait tant. Au tout début du siège de Stalingrad, en lâespace dâun mois, son mari et ses deux fils avaient été tués. Boussia avait voulu mourir à son tour. Elle travaillait à la grande boulangerie de la rue dâOctobre. Il avait fallu lâempêcher de se jeter dans le four. Elle y avait déjà brûlé tous ses cheveux. Les femmes de la datcha lâavaient ensuite veillée jour et nuit. Boussia sâétait débattue, les avait insultées et avait même tenté de mettre le feu à la maison pour en finir. Puis ses cheveux avaient repoussé, plus frisés quâavant et blancs comme neige. Un jour, elle avait repris sa place à la boulangerie, et la vie avait recommencé.
Lâhistoire de Beilke était semblable à celle de millions de citoyens soviétiques. Avec son époux, Moïshé Pevzner, Beilke avait quitté Berditchev, en Ukraine, au tout début de la création de lâoblast juif de Birobidjan. à Berditchev, Moïshé était instituteur. Dès son arrivée à Birobidjan, il avait participé à la création dâune école yiddish. Très vite, il avait pris des responsabilités dans le comité exécutif delâoblast, avant dâêtre élu comme représentant. Puis sâétaient abattues les grandes purges des années 36 à 38. Le Birobidjan nâavait pas été épargné, au contraire. Moïshé avait été arrêté avec tous les membres du comité. Ils avaient été condamnés comme « ennemis du peuple ». Beaucoup avaient été fusillés. Moïshé avait disparu parmi les squelettes vivants du Goulag. Beilke avait pris tous les risques pour savoir dans quel camp il avait été envoyé. En vain. Nul ne savait. Cela faisait maintenant six ans. Mais Beilke nâavait jamais voulu croire à sa mort ni quitter Birobidjan. Si son Moïshé devait un jour revenir, il la trouverait là . Craignant cependant pour ses enfants, elle les avait renvoyés à Berditchev, dans sa famille. Une décision terrible. Aujourdâhui que les nazis étaient en Ukraine, quâétaient devenus les Juifs de Berditchev ?
â Je tâen prie, Marinotchka, il ne faut pas leur en parler, avait supplié Nadia. Elles ne veulent pas. Fais comme si tu ne savais pas. On nâen parle jamais, ici. Et nulle part. Personne ne le veut. Metvei non plus. Ne lui dis pas que je tâai raconté tout ça. Il serait furieux contre moi.
Elles se tenaient serrées sur le lit de Marina. La nuit était tombée depuis longtemps. Nadia avait apporté une petite lampe à pétrole et des gâteaux au miel auxquels elles nâavaient pas touché.
Malgré la gravité et la dureté de ce qui était dit, câétait un moment tendre et presque doux. Depuis lâarrivée de Marina à Birobidjan, Nadia lâavait adoptée comme une sorte de grande sÅur merveilleuse et inespérée. Marina ne pouvait sâempêcher dâen être émue. Jamais elle nâavait connu de pareilles relations avec une adolescente. Et malgré tout ce quâelle voyait et vivait, Nadia demeurait une fille dâà peine vingt ans, belle dâune fraîcheur qui lui faisait envie. Elle possédait, intacte, cette force de pureté, ce goût acharné du rêve qui était la toute-puissance de la jeunesse. Les rêves et lâinnocence de Marina avaient été pulvérisés à jamais, onze ans plus tôt, sur une banquette inconfortable du Kremlin.Un instant aussi brûlant quâun fer dâinfamie, et qui lâavait conduite ici même. Comme toutes les femmes de lâisba, elle avait son histoire indicible. Comme elles, elle savait depuis longtemps quâil nây avait que le silence pour parvenir à vivre avec ces catastrophes enfouies. Et, à écouter ce que venait de lui confier Nadia, son drame nâétait pas le plus terrifiant.
Nadia se méprit sur son silence.
â Marinotchka, je nâaurais jamais dû te raconter tout ça. Ce nâest pas si terrible, de vivre ici. Tu vas être heureuse avec nous. Tu verras, quand le printemps reviendra, câest vraiment magnifique. Et il y a tellement de moustiques quâon ne
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