L’Inconnue de Birobidjan
cachés dans des lettres ? Des textes codés ?â¦
Sam avait eu plus que raison. Ãa bouillait.
Mes épaules me brûlaient à force dâêtre crispées. On fut plusieurs à allumer une cigarette. Cohn se rencogna dans son fauteuil.
â Jâen ai terminé pour lâinstant, monsieur.
Wood hésita, ne sachant pas trop par quel bout reprendre lâinterrogatoire. Il consulta du regard Nixon, qui secoua la tête. Le numéro de Cohn avait dû être mis au point avant lâaudience. McCarthy intervint :
â Miss Goussov, je voudrais quâon en revienne à lâagent Apron. Que vous a-t-il confié de sa mission ?
Marina le fixa comme si elle nâavait pas compris la question. La peur lui tirait encore les traits. Le bleu de ses yeux se voila. Ce fut étrange, comme si la couleur de ses iris se diluait soudain, puis remontait de lâombre, plus bleue, plus dure encore. Sa main droite se posa sur sa poitrine, les doigts frémissant dans lâéchancrure de la robe comme sâils cherchaient à palper un collier disparu ou peut-être dâautres doigts, la trace dâune caresse.
Une sorte de sourire lui revint en même temps quâelle humidifiait ses lèvres. Elle secoua légèrement la tête. Sa voix redevint celle que lâon connaissait, seulement plus basse et plus lointaine dans le micro.
â Rien, souffla-t-elle. Dâabord, il ne mâa rien dit. Il voulait seulement mâaimer.
Birobidjan
Février, mai 1943
Jusquâaux derniers jours dâavril, lâhiver pétrifia le Birobidjan. Depuis toujours, Marina était accoutumée aux grands froids, mais elle ne connaissait rien du long hiver de Sibérie. Le froid nây était pas plus intense et tranchant quâà Moscou. On nâétait pas à Arkhangelsk ou dans lâenfer de la Kolyma. Pourtant, il pesait sur tout, comme sâil avait détaché cette part du monde du reste de la planète.
Lâimmensité de la taïga avait perdu tous ses repères. La masse infinie de la neige effaçait toutes les formes. Les vastes forêts qui couvraient les collines avaient disparu. Creux et vallonnements se réduisaient au rythme monotone dâune houle immobile qui se répétait jusquâà lâhorizon telle une image sans début ni fin. Les plaines illimitées et les marécages devenaient des vides blancs où rien de vivant ne pouvait pénétrer. Les méandres des fleuves disparaissaient sous une glace si épaisse que les convois militaires préféraient y rouler pour atteindre la frontière mandchoue plutôt que de sâégarer à la recherche des routes et des chemins disparus.
La vie se bornait à Birobidjan et aux hameaux éparpillés de la région. Autour des isbas et des granges clairsemées, les pointes noircies de palissades à demi englouties surgissaient de la neige, traçant les limites de jardins invisibles. Ici et là apparaissaient les traces furtives des lièvres ou des lynx toujours en quête dâun miracle de nourriture, les rails dâun traîneau ou dâune paire de skis. Mais lâair et le ciel nâétaientquâun autre gouffre. Tous les bruits qui accompagnaient la vie sây engloutissaient. Les aboiements des chiens, le sifflement des skis, le crissement des traîneaux, le martèlement des mules et des chevaux, même le bourdonnement des camions et des quelques camionnettes encore capables de rouler, tout sâétouffait comme une illusion. On eût dit que les ondes sonores étaient elles aussi saisies par le givre.
La lumière alternait entre lâéblouissement le plus pur, le plus cristallin, et des ténèbres si compactes quâelles suffoquaient lâéclat des lampes les plus puissantes. Des jours durant, le ciel demeurait sans un nuage, ou seulement strié de hautes traces. Les nuits étaient de glace pure et illuminées par lâacier des étoiles. La fumée des poêles montait des cheminées, maigrelette, aussi droite que des fils suspendus au bleu absolu. Puis le vent se levait. Lâair se gorgeait dâune poudre cinglante de glace qui abrasait tout, les visages comme les rondins des isbas.
Dâautres fois, un vent de foehn inattendu venait de Chine. Une mollesse accablante assourdissait les gestes et les sons. Un
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