L’Inconnue de Birobidjan
Mais de son visage, elle se souvenait parfaitement. En vérité, câétait chaque détail de son apparition quâelle se rappelait. Toujours avec le même étonnement. Et le même plaisir.
Apron était sorti de la pénombre de la salle pour grimper dâun bond sur la scène. Elle eut un mouvement de recul, renversant lâune des chaises placées là pour son exercice. Le choc de la chaise sur le plancher résonna dans la salle, les immobilisant. On aurait cru deux gosses pris en faute. Maintenant quâils étaient proches, Marina mesurait à quel point il était grand. Pour croiser son regard, elle devait lever la tête. Elle recula pour mieux lâexaminer. Apron se méprit sur son intention. Il eut un murmure de protestation. Non, non, elle nâavait rien à craindre ! Il leva une main pour la retenir. Une main large, aux doigts étonnamment fins, un geste apaisant mais un peu comique. Bien sûr quâelle nâavait pas peur de lui.
Il déploya à nouveau le journal pour montrer sa photo. Elle eut une surprise. Elle avait cru tout à lâheure reconnaître le Birobidjaner Stern . Mais non. Ce journal en était la réplique parfaite, mêmes photos, mêmes titres, mêmes articles, mais il était en russe. Le titre, Birobidjanskaya Zvezda , était en cyrillique et signifiait toujours « LâÃtoile de Birobidjan ».LâAméricain masqua le portrait de Marina de la paume.
â Mauvaise photo. En vrai, vous êtes comme je croyais.
Sa prononciation estropiait les mots, les enveloppait dâun flottement léger, flou, qui paraissait dissimuler leur véritable sens. Marina ne sut quoi répondre. Câétait ridicule, elle ne parvenait pas à faire autre chose que le scruter.
Il devait avoir un peu plus de la trentaine. Tout en lui désignait lâétranger. Ses cheveux trop longs, presque roux, frôlaient ses épaules en boucles épaisses. Dans lâéchancrure de sa chemise de laine, sa peau était aussi laiteuse quâune chair de femme. Une veine battait à coups rapides le long de son cou. Une barbe de deux ou trois jours, irrégulière, plus foncée que ses cheveux, durcissait ses joues et son menton. Une mince cicatrice imberbe zigzaguait de la lèvre inférieure jusque sous la mâchoire. Il avait une bouche trop courte, un peu perdue dans son grand visage. De longs séjours sous le soleil, la glace et le vent de la taïga avaient tanné ses tempes et ses joues. Ses sourcils étaient à peine dessinés. Ses yeux en paraissaient plus immenses, un peu gris et dorés. De fines rides striaient son front. La chapka y avait laissé une trace plus pâle. On ne pouvait pas dire quâil était beau. Certainement pas. Pourtant, ça nâavait pas dâimportance. Quelque chose dâautre attirait lâattention vers ce visage, ce grand corps.
Lâattirait, elle, Marina.
Jamais sans doute une présence dâhomme ne lui avait donné cette bizarre sensation dâinconnu et de familiarité. Dâétrangeté et de bien-être réconfortant. Elle nâen laissa rien paraître. Pourtant elle était incapable de se conduire avec le naturel de lâindifférence.
Apron se déplaça sur le côté. Lui non plus, à présent, ne trouvait plus rien à dire. Il lâobservait seulement avec un vague sourire, comme si cela suffisait. Sa fine cicatrice tirait un peu sur sa lèvre.
En y repensant, Marina songeait quâils devaient avoir lâair ridicules, tous les deux pétrifiés, à se fixer en silence.
Apron finit par rouler le journal en un tube très mince. Sous la lumière des photophores, à chacun de ses mouvements, un duvet doré dansait sur le dos de ses mains. Elle sâobligea à fuir son regard, sâinclina pour redresser la chaise tombée. Il déclara :
â Je pars. Je voulais pas déranger.
Elle voulut protester, dire un mot gentil. Elle serait sans doute parvenue enfin à lui parler sâil nây avait eu un bruit dans les coulisses. La voix de Metvei Levine appela :
â Marina ?
Son pas résonna sur le plateau en même temps quâil apparut. Son regard alla droit sur le dos dâApron, figé par la surprise.
â Ah ! Tu es là , camarade docteur.
Apron répondit sans se
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