L’Inconnue de Birobidjan
pense à rien dâautre quâà se gratter !
Le rire revint. Elles grignotèrent des gâteaux. Marina voulut savoir si Nadia avait un amoureux.
â Un amoureux ? Et où je le trouverais ? Il nây a plus dâhommes, ici. Des jeunes, je veux dire. Il faut attendre la fin de la guerre ou faire comme Guita.
â Quâest-ce quâelle fait ?
â Elle va chez les goyim. Ils sont plus nombreux que nous. Tous les jeunes ne sont pas partis. Il y a toujours des types qui aiment bien les Juives. Moi, je ne pourrais pas.
â Et pourquoi, si tu trouves un garçon qui te plaît ?
â Je ne suis pas sûre que Guita trouve des garçons qui lui plaisent. Elle dit seulement quâelle ne va pas passer toute la guerre sans sâamuser. Sâil faut dix ans pour vaincre les nazis, elle aura perdu toute sa jeunesse pour rien. Dâentendre ça, Grand-maman Lipa devient folle ! Quand elles se disputent, on croirait que la maison va sâeffondrer. Tu verras.
Nadia enfouit son visage dans le coussin près de la joue de Marina.
â Moi, il me faut un vrai Juif et quâil soit aussi beau que Metvei, ajouta-t-elle dans un murmure.
â Ah, voilà  ! Câest de lui que tu es amoureuse.
â Non, non, tu es folle.
â Oui ?
â Jamais. Surtout pas.
â Ah ?
Nadia se redressa sur un coude, de nouveau sérieuse, scrutant Marina en fronçant les sourcils.
â Ne te moque pas de moi. Tu sais bien que ce nâest pas vrai. Metvei nâest pas un garçon. Câest un⦠Il aura une vraie femme.
â Comme la politruk ? Mascha je-ne-sais-plus-quoi ?
â Zotchenska. Non. Câest elle qui court après lui, pas lâinverse.
Nadia pointa un doigt vengeur sur la poitrine de Marina.
â Câest toi quâil veut, je le sais !
â Tu ne sais rien du tout !
â Je connais Metvei. Jâai vu ses yeux. Ne me dis pas que, toi, tu nâas rien remarqué ?
Nadia avait raison. Et ce nâétait pas une pensée qui mettait Marina très à lâaise. Instantanément, elle en attirait une autre.
Dâun ton léger, anodin, Marina demanda :
â Tu connais le médecin américain ?
â Oh, lui⦠Bien sûr. Tout le monde le connaît. Ãa fait un moment quâil vit ici. Tu lâas vu ?
â Il est passé au théâtre il y a quelques jours.
â Son nom me fait rire : Mister Doctor Michael Apron.
Elles sâamusèrent à le répéter à la mode des Américains, essayant de ne pas trop rouler les r.
â Tu le prononces bien ! sâétonna Marina.
â Il nous a appris un peu dâanglais au dispensaire, lâan dernier. Il a donné des leçons de premiers secours aux femmes qui le voulaient. Et aussi pour devenir infirmières. Jâaimais bien. Ãa me plairait beaucoup dâêtre infirmière. Lâété dernier, jâai un peu aidé. Câest quelque chose que je saurais faire.
â Pourquoi nâas-tu pas continué ?
â Metvei ne veut pas. Enfin : il veut bien que je devienne infirmière, mais pas avec lâAméricain.
â Ohâ¦
Marina nâen dit pas plus. Pas la peine. Elle caressa la joue de Nadia, qui se coula contre elle.
â Jâétais certaine que tu le verrais à un moment ou à un autre, Mister Doctor Michael Apron. Les hommes le détestent parce quâil est américain, quâil nâest jamais sérieux dans les réunions et quâil soigne tout le monde. Les Juifs et les goyim. Même les Chinois de la frontière. Toutes les femmes de Birobidjan lâadorent parce quâil est doux et gentil et quâil soigne très bien. Il paraît quâil est très, très bien pendant les accouchements. Sauf que maintenant, il nây a plus de femmes enceintes.
Nadia souriait, rêveuse.
â Il est venu te voir au théâtre ?
â Non, mentit Marina. Non, je ne lâai aperçu que deux minutes. Comme ça. Je ne me rappelle même plus son visage.
Une vérité et un mensonge. Et, comme tous les mensonges, câétait un aveu.
Il était vrai que la rencontre avec lâAméricain nâavait duré que quelques minutes. Quatre ou cinq au plus.
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