L’Inconnue de Birobidjan
décision facile à prendre. Je mis la radio en sourdine pour accompagner mon humeur. Glenn Miller, Hank Williams et Charlie « Bird » Parker prirent gentiment la couleur du bourbon. Un rire nerveux me secoua bêtement les côtes quand la voix sèche de Roy Brown entama son fichu refrain : Well, I heard the news, thereâs good rocking tonightâ¦
On ne pouvait pas mieux dire.
Â
Jâétais toujours sur mon canapé, mais très loin dans le sommeil, quand la sonnerie du téléphone me martela le crâne. Il était quatre heures du matin à peine passées. La voix, à lâautre bout du fil, me parut irréelle.
â Sh⦠Câest toi ?
â Réveille-toiâ¦
Je voulus prononcer son nom, mais ma langue ne mâaidait pas. Je voulus lui dire que jâavais beaucoup pensé à elle la veille, mais elle ne mâen laissa pas le temps.
â Prends une douche froide et retrouve-moi dans trois quarts dâheure sur le parking où tu mâas embrassée la première fois.
â Sur leâ¦Â ?
Elle avait raccroché.
Je suivis son conseil et filai sous la douche. Je me fis chauffer un grand bol de café et avalai deux ou trois cachets dâaspirine. Mon esprit finit par sâéclaircir assez pour sâemplir de questions. Heureusement, jâétais encore trop imbibé dâalcool pour que ma curiosité se transforme en peur. Pourtant, ce nâétait pas le genre de Shirley de donner des rendez-vous à quatre heures du matin.
Au moins, je trouvai sans difficulté la réponse à sa devinette. Trois ans plus tôt, je lâavais invitée à mâaccompagner à une cérémonie au Titanic Women Memorial, une statue dâhomme à demi nu en granit blanc érigée dans le Rock Creek Park. Un monument kitch des années 30 célébrant ces héros qui avaient laissé leur place aux femmes et auxenfants dans les canots de sauvetage du paquebot. Shirley ne mâen avait pas voulu de lâavoir entraînée là . Elle nâavait pas refusé mon baiser sur le parking, devant les grilles en bordure du parc, sur New Hampshire Avenue.
Jâavais retrouvé assez de lucidité pour jeter un coup dâÅil dans la rue avant de quitter lâappartement. LâOldsmobile des fédéraux avait disparu. Je rejoignis prudemment ma Nash et démarrai, lâÅil rivé au rétroviseur. Aucune voiture ne décolla du trottoir à ma suite. T. C. devait avoir raison : les oiseaux gris du FBI avaient fini par aller se coucher, comme tout le monde.
Je fis la route les vitres baissées. Lâaspirine diminuait à peine mon mal de tête. Les questions qui y tournaient nâarrangeaient rien. Quelle mouche avait piqué Shirley ? Je tentai de me convaincre que rien dâépouvantable ne mâattendait.
Le parking était presque vide. Je le traversai lentement. Le convertible Ford de Shirley nâétait pas là . Lâhorloge de la Nash annonçait cinq heures moins six. La nuit commençait à sâéclaircir. Une odeur dâherbe fraîchement coupée montait du parc. Je fermai les yeux. Peut-être une minute ou deux. Peut-être trois. Le temps dâun éclair de sommeil.
Quand je soulevai de nouveau les paupières, une grosse Packard Sedan vert bouteille bloquait ma Nash. La portière côté passager sâouvrit.
Mon cÅur se mit à battre plus vite. Il me fallut un petit temps avant que je me décide à quitter mon siège.
Je contournai la Nash avec précaution, mâinclinai pour examiner lâintérieur de la Packard. Je mâattendais à tout sauf à voir la tête ronde du sénateur Wood derrière le volant.
â Sénateur ! Quâest-ce que vous faites là  ?
â Entrez et fermez cette portière.
Lâintérieur de la Packard sentait agréablement le cigare. Un velours gris soyeux recouvrait les sièges. Wood portait un costume de golf avec un polo ouvert sur un foulard,façon Sinatra. On aurait pu croire quâil sortait de son club de VIP. Mais, à voir ses cernes, il avait encore moins dormi que moi. Ãa lui donnait quelque chose dâhumain que je ne lui avais pas vu dans la salle dâaudience. Une tête de grand-père soucieux.
Il renifla avec une grimace.
â Vous puez
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