L’Inconnue de Birobidjan
dâun très lointain Iossif Vissarionovitch Djougachvili, ce jeune homme quâil avait été avant dâengendrer Staline.
Peut-être, à cet instant, perçut-il le regard de Marina. Il lui fit face. Leurs yeux sâagrippèrent comme deux aimants. Son poignet eut une secousse. Lâalcool tangua dans sonverre et versa. Il porta sa main à ses lèvres, lécha le peu de vodka qui lâhumidifiait. Dans ses pupilles, celles du plus vorace des hommes de lâURSS, celles du fauve du pouvoir, flottait lâincompréhension enfantine de celui qui se sait rejeté, banni de lâamour auquel il croyait encore. Oh ! ce ne fut pas plus long quâun éclair. à peine un claquement de foudre. Mais Marina en reçut le souffle ardent.
Une boule de tristesse lui monta dans la gorge. Elle reconnaissait cette douleur. Elle, lâorpheline qui se démenait sur la scène pour quâon lâaime et lâadmire, savait lire ce regard inattendu qui sâouvrait à elle. Sans réfléchir, sans calcul, sous la seule poussée de lâémotion, elle sourit. Le vrai, le beau sourire dâaccueil dâune femme à un homme dont elle perçoit la vérité enfouie loin sous lâamas des apparences. Du seul éclat de ses yeux, Staline lui répondit. Du moins le crut-elle. En vérité, elle nâen fut jamais certaine. Déjà le vacarme de la fête reprenait autour dâeux. Le tintement des verres et des rires, les « Iossif, de la musique ». Tous voulaient oublier lâesclandre de Nadedja Allilouïeva.
Â
Ce qui advint ensuite, lâinévitable, se déroula dans une confusion ouateuse. Ce pouvait être lâeffet de lâalcool. Chacun tenait son verre. Il ne restait pas longtemps plein. Marina ne résistait plus, elle but comme les autres. Staline alla relancer le gramophone. Lorsque la musique reprit, Egorova le conduisit jusquâà Marina. Elle les assembla. Pour ainsi dire, les enlaça. Elle susurra à lâoreille de Marina :
â Sois douce avec Iossif, Marinotchka. Il en a besoin.
Cette première danse fut suivie dâune autre, puis dâune autre, et encore dâune autre⦠Ils ne dansaient plus quâensemble. Entre chaque danse, Staline allait remonter le gramophone. Au retour, il saisissait un verre, le vidait en sâapprochant dâelle qui lâattendait. Les autres, les Mikoïan, Kalinine et Ordjonikidze, ne lâabordaient plus. Elle était devenue invisible. Les femmes ne lui jetaient même plus leurs coups dâÅil en coin. Elle nâexistait que pour Stalinequi lui baisait les doigts avant de lâenlacer, ses pas devenus plus lents, moins attentifs à la musique.
Elle avait fini par ne plus sentir son odeur du tabac. Bien quâon eût ouvert des fenêtres, la fumée des cigarettes stagnait autour des lustres. Autant que celle de son partenaire, son haleine gorgée de vodka devenait épaisse et acide. Comment tenait-elle encore debout ? Cela relevait du miracle. Il lui semblait lutter contre ses mâchoires pour répondre aux questions que Staline lui posait tout soudain. Quels avaient été ses rôles ? Avait-elle le trac ? Comment faisait-elle pour le vaincre ? Avait-elle déjà joué au cinéma ? Non ? Et pourquoi ? Elle le devait ! Le cinéma était le plus grand art du siècle ! Un art révolutionnaire, lâart du peuple pour le peuple, lâart qui allait faire lâéducation du peupleâ¦
Il parlait tout en tournant, lâétourdissait de mots. Puis, dâun coup, il se taisait. Il guettait sa réaction entre ses paupières mi-closes. Ils étaient presque de la même taille, pourtant elle se sentait incroyablement menue entre ses bras. Ils devaient former un drôle de couple. Si lâon pouvait appeler ça un couple. Plutôt le dandinement bancal dâun gros chat et dâune souris pas encore croquée !
Une pensée qui la fit rire. Cela plut à Staline. Ils rirent ensemble, soudain plus légers.
Il se remit à parler. Il parlait plus vite quâil ne dansait. Le théâtre se souvenait trop des ennemis de la Révolution. Mais on y prenait plaisir quand même, lui le premier. Quâest-ce quâelle aimait ? Le cÅur ardent  ? Brousski , de Panferov. Non, encore mieux :
Weitere Kostenlose Bücher