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L’Inconnue de Birobidjan

L’Inconnue de Birobidjan

Titel: L’Inconnue de Birobidjan Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: MAREK HALTER
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grandes villes de Russie. Et avec un succès ! Chez les bolcheviks eux-mêmes, on ne comptait plus les Juifs. Qu’ils aient été chassés, massacrés, interdits de vivre comme tout le monde depuis vingt siècles, ça, on l’oubliait !… Et moi, en novembre 1932, j’étais une parfaite antisémite, oui. Plus que Staline, j’en suis sûre. S’il avait annoncé ce soir-là qu’il allait expédier les Juifs en camp, comme disait Polina Molotova, ça ne m’aurait fait ni chaud ni froid. Ou j’aurais pensé que c’était très bien. Au moins, ça allait débarrasser les théâtres. Voilà la vérité. J’étais une petite gourde qui ignorait encore ce qui l’attendait.
    Elle se tut pour boire un peu d’eau. Cohn triturait ses papiers pour ne pas croiser son regard. Les membres de la Commission jouaient les sphinx. Immobiles jusqu’au bout des paupières. Le sénateur Mundt passa sa main sur songrand front d’intellectuel en évitant de regarder ses voisins. McCarthy et Nixon pouvaient, sans risque de se tromper, se reconnaître dans le portrait qu’elle venait de tracer du parfait antisémite.
    Elle reprit, mais doucement, comme si elle se parlait à elle-même.
    â€” En vérité, ce soir-là, je ne comprenais pas grand-chose de ce qui se passait autour de moi. Je m’empiffrais comme s’il me fallait manger pour une année entière. En même temps, j’avais peur. Pourtant, ça ne me déplaisait pas quand Staline posait les yeux sur moi. Il semblait y prendre plaisir. Je n’étais pas une actrice pour rien. Que le Premier secrétaire vous admire assez pour vous regarder manger à sa table, c’était flatteur. Même si la vie m’avait déjà appris que tout a un prix. Quand tout le monde crève de faim à côté de vous, on ne vous offre pas du caviar gratis. Pourtant, quand Staline s’est levé pour aller mettre un disque sur le gramophone, j’ai seulement pensé à une chose. Que Iossif Staline n’avait encore rien vu de ma beauté.
    C’était reparti. Elle racontait de nouveau. Personne, pas même Cohn ou Wood, ne se hasarda à protester.

Moscou, Kremlin
    Nuit du 8 au 9 novembre 1932
    C’était un gramophone américain de la marque Elecson. Un gros meuble de laque noire d’allure très moderne. Son pavillon de cuivre rouge, déployé telle une fleur géante, miroitait d’images grotesques dès que l’on s’en approchait. Un engin unique dans toute l’URSS. Staline y tenait beaucoup. Placer les disques sur le plateau, remonter la manivelle, déposer le bras de l’aiguille dans la spirale des sillons, c’était son affaire. Seulement la sienne. Nul autre que lui n’avait le droit d’y toucher.
    Autour de la table, tous les convives le fixaient. Ses doigts pâles, un peu courts, basculèrent avec délicatesse le mécanisme aux reflets d’argent. L’aiguille se dandina sur la bakélite. La musique jaillit comme un coup de poing. Un grand son d’orchestre, âpre et fébrile. Une voix de femme avec des vibrations tendres.
    De l’opéra ! De l’opéra italien !
    Staline sourit. De la main droite il accompagna le chant, dessinant dans l’air une rondeur que la technique du gramophone effaçait. La voix de la femme monta en une plainte, puis cessa. L’orchestre enfla, les violons s’enrobèrent d’une teinte cuivrée. Des craquements grésillaient entre les notes. Le disque avait été écouté mille fois. Puis, après deux notes d’orgue ou de clarinette, la voix de Iossif Staline recouvrit celle du ténor.
    Â 
    Chi son ? Sono un poeta.
    Che cosa facio ? Scrivo.
    E como vivo ? Vivo 1 ...
    Â 
    La bouche béante de surprise, Marina devait avoir l’air d’une idiote. La croirait-on lorsqu’elle raconterait cette scène ? Staline chantant de l’opéra italien ! Et bien, avec grâce, avec talent. Le front un peu en arrière, la bouche arrondie, frémissante, les joues roses, les mains toujours flattant l’air à hauteur de la poitrine. Sa voix était ample, sans hésitation, soyeuse comme si le tabac ne lui avait jamais raboté la gorge…
    Â 
    Per sogni e per chimere
    E per castelli in

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