L’Inconnue de Birobidjan
tout fâchée. Egorova et Staline tournoyaient à lâopposé de la salle.
Il ne fallut pas longtemps pour que les piques et les sauts de la polka entraînent la confusion. Les couples se frôlaient, menaçaient de rebondir les uns contre les autres. Ordjonikidze dansait avec plus de sensualité que Mikoïan. Marina devinait son excitation et son souci de lui plaire.
Inévitablement, ils se trouvèrent tout à côté dâEgorova et de Staline. La tête légèrement renversée en arrière, les lèvres entrouvertes sur un sourire, Egorova sâabandonnait aux bras de Staline avec la soumission dâune aveugle. Il riait, haussant les sourcils, échangea une plaisanterie avec Ordjonikidze. à la virevolte suivante, les deux couples furent siproches quâils se heurtèrent. Marina trébucha. Ordjonikidze la rattrapa, la soutint dâun seul bras tandis quâil tournoyait sur lui-même, assez vite pour que le fin tissu de sa robe se gonfle comme une voile. Staline rit, lança des :
â Très bien ! Très bien !
Il fit virevolter Egorova à son tour. Et puis tout bascula. Le disque cessa de tourner, la musique sâinterrompit en une molle coulée. La polka nâétait pas achevée. Sans doute la manivelle nâavait-elle pas été assez remontée. Encore enlacés, les autres clamèrent :
â Iossif, Iossif, le gramophone !
Mais Staline rigolait comme un gamin après une bonne plaisanterie. Il retenait Egorova, valsait avec elle dans le vide de la musique. Les cris reprirent :
â Iossif, la musique !
Il dressa une main, lâagita comme sâil manÅuvrait une manivelle imaginaire tout en sâinclinant et en baisant les globes nus et gonflés que comprimait le décolleté dâEgorova.
â Iossif !
Marina sursauta. Nadedja Allilouïeva la repoussa. Elle attrapa la manche de Staline.
â Iossif, quâest-ce que tu fais ?
â Hé, rien, Nadia !
â Tu me crois aveugle ?
Elle criait. Staline riait encore, prit les autres à témoin.
â Nadia ! Nadiouchka ! Quâest-ce que tu crois ? On sâamuse.
Sa voix était lente, lourde dâalcool.
â Câest la fête⦠Câest de la rigolade.
â Je connais tes rigolades !
â Ãa va, Nadia ! Calme-toi. Fais comme tout le monde, amuse-toi un peu.
â Tu me tues, Iossif ! Tu es un boucher ! Tu me tortures, tu tortures le monde entier. Un bourreau, un bourreau, voilà ce que tu es. Le pire que la terre ait porté !
â Hé, toi ! Ãa suffit !
â Toi, tais-toi ! Plus un mot !â¦
Ils hurlaient tous les deux. Nadedja Allilouïeva recula. La face blême, un poing crispé contre sa poitrine, lâautre tendu vers son époux, elle cria :
â Cesse de mâinsulter. Je ne mâappelle pas « Hé, toi !  ».
On crut quâelle allait tomber. Polina Molotova se précipita. Ordjonikidze lui avait déjà pris le coude. Nadedja Allilouïeva le rejeta violemment.
â Ne me touchez pas ! Fichez-moi la paixâ¦
Elle chassa les couples qui lui barraient le chemin, sâélança vers lâextrémité de la salle, hurlant encore :
â Fichez-moi la paixâ¦Â ! Ne me parlez plus⦠Plus jamais !
Polina Molotova courut derrière elle. Elles disparurent.
Le silence retomba, gluant dâembarras. Marina entendit Staline grommeler :
â Quelle idiote ! Pourquoi elle fait ça ? Quelle crétine !
Le cosaque Semion Boudionny attrapa des verres et une carafe de vodka. Les paupières tombantes, la moustache énorme et grise, il sâapprocha de Staline. Ses bottes claquèrent sur le parquet.
â Nadedja Allilouïeva est trop nerveuse. Elle ne devrait pas parler à son époux de cette manière.
Il remplit les verres, en tendit un à Staline.
Il y eut alors quelques secondes aussi puissantes quâétranges. Staline saisit le verre que lui tendait Boudionny. Il fixait la porte par laquelle Nadedja Allilouïeva avait disparu. La fureur sâeffaça de ses traits pierreux. Une expression inattendue de désarroi et de peine détendit ses joues et ses tempes. Il parut soudain plus jeune. Un nouveau masque. Lâécho
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