L’Inconnue de Birobidjan
Egor Boulitchev, de Gorki ? Ou lâadaptation de La Terre , de Dovjenko ?
Il paraissait capable de dresser une liste sans fin dâÅuvres. Et les pièces de Boulgakov ? Non, elle nâavait jamais joué dans une pièce de Boulgakov. Bien sûr. Trop jeune encore. Elle avait le temps. Il fallait le temps, avec Boulgakov. Un homme difficile. Un génie difficile. Lui, Staline, lâaimait contre vents et marées. Il lâavait écrit dans un article dans la Pravda  : « Le vertige du succès ». Un article sur le devenirde la Révolution qui parlait également de lâart russe. Elle ne le connaissait pas ? Dès le lendemain, il faudrait quâelle le lise. Elle comprendrait bien des choses.
â Boulgakov est grand, Marina Andreïeva. Très grand. Ãa ne doit pas vous intimider. Il ne faut pas hésiter devant ce qui est grand. Jamais. Souvenez-vous de ce conseil.
Elle était trop épuisée pour répondre. Il eut lâair de comprendre. Elle rata un pas. Son escarpin glissa de son pied. Elle sautilla tel un moineau, battant lâair dâun bras et se retenant à sa manche de lâautre. Il sâen amusa comme un gamin. Ils eurent encore un fou rire. Il lui serra la taille avec une sorte de tendresse. Sur ses reins, la paume du maître ne pesait plus. Il dit :
â Je lui écrirai que tu existes, à Boulgakov. Il verra ce que tu vaux. Si tu es une vraie grande, il te voudra.
Peut-être murmura-t-elle un merci ? Peut-être pas. Elle ne sâen souviendrait pas. Mais ce que cette promesse et ce tutoiement signifiaient, elle le comprenait.
Bientôt, il ne resta plus que deux autres couples à tourner. Vorochilov et Maria Kaganovitch, les tempes jointes tels dâanciens amants paisibles. Molotov et sa femme, à lâancienne mode, les mains unies sur un mouchoir. Egorova semblait avoir disparu.
Ce fut la dernière danse. Staline ne remonta pas la manivelle du gramophone. Il entraîna Vorochilov à lâécart. Ils furent rejoints par un homme que Marina nâavait pas encore remarqué. Un grand type maigre. Plus tard, elle apprit quâil sâappelait Pauker et quâil était le garde du corps de Iossif Vissarionovitch. Ils discutèrent à voix basse. Pauker la détailla. Marina lui tourna le dos, sâapprocha de la table. Elle ne sâassit pas. Elle craignait de ne plus pouvoir se relever. Elle se versa un grand verre dâeau. à nouveau, elle chercha Egorova des yeux. Disparue. Et aussi Kaganovitch et lâOncle Abel.
Elle songea à sa chambre et à son lit. Une pensée irréelle, plus lointaine quâun songe, elle le savait.
Lorsque Staline revint près dâelle, elle fut étonnée que tout se passe aussi naturellement. Ils quittèrent lâappartement des Vorochilov et elle ne songea pas même à prendre sa cape. Ils sâavancèrent côte à côte dans un couloir voûté. Pauker était sur leurs talons, puis il se volatilisa comme par enchantement.
Leurs mains sâentrelacèrent dâelles-mêmes. Lâivresse donnait une étrange souplesse à leur déambulation. Elle cessa de penser à qui il était, au bizarre couple quâils formaient.
Ils nâallèrent pas loin. Il lui saisit les épaules, la fit pivoter pour glisser ses paumes devant ses yeux.
â Ne regarde pas ! Ne regarde pas avant que je te le dise.
Elle obéit. Il la poussa en avant. Son bras enveloppait sa taille, sa main pressée sur son ventre, le tissu fin de la robe épousant sa peau encore humide de la sueur des danses. Elle devina quâune porte sâouvrait. De lâair plus frais caressa son front. Elle obéit à la pression de sa main. Autour dâeux, un silence différent. Même le son de leurs souffles sây étouffait. Il ordonna :
â Maintenant, ouvre les yeux.
Câétait une salle de cinéma. Une minuscule salle, tout juste assez grande pour accueillir une dizaine de fauteuils. Un long divan était appuyé contre le mur du fond en demi-cercle. Leurs pas sâenfonçaient dans un tapis du Caucase, et un velours vert à moirures dorées recouvrait les coussins et les sièges. Lâécran, encadré dâun épais tissu noir, reflétait la lumière ocre des veilleuses.
La porte se referma derrière
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