L’Inconnue de Birobidjan
lâchait pas. Elle lui tordait le poignet en lâentraînant dans le tourbillon des escaliers. Elle savait où elle allait, même dans le noir. Elle poussa une dernière porte, et le froid leur claqua au visage. Lâaube se levait à peine. Une neige mouillée tombait en amaspesants qui fondaient en touchant le sol. Lâasphalte noir dâune petite place luisait devant elles telle de lâhuile. De lâautre côté, les branches dâun gros bosquet retenaient mieux la neige.
â Suis-moi !
Egorova lui lâcha enfin la main et fila vers le bosquet. Elles pataugèrent dans des flaques gelées. Lâeau glacée traversa aussitôt les fins souliers de Marina. Egorova courait presque. Elle se faufila entre les arbres. Les branches leur fouettèrent la figure. De la neige glissa dans le cou de Marina. Elles débouchèrent sur lâune des larges allées menant au palais des Patriarches. Ses globes dâor aussi gris et ternes que le ciel. Une voiture attendait au bord du trottoir. Le moteur tournait, la buée des gaz moutonnait autour du pare-chocs. Marina reconnut la Gaz du mari dâEgorova. Le fanion avait été retiré de la calandre.
Dès quâelles furent assises à lâarrière, le chauffeur démarra. Egorova tira la manche de Marina et lui fit signe de se taire. La voiture se dirigea vers la tour Borovitskaïa. Le chauffeur abaissa sa vitre et se fit reconnaître des gardes. Ils hochèrent la tête, soulevèrent la barrière sans même jeter un regard vers les passagères. Sitôt hors du Kremlin, la Gaz tourna sur la gauche pour rejoindre la Moskova. Avant de lâatteindre, Egorova glissa un minuscule billet dans la paume de Marina. Elle désigna la nuque du chauffeur. Son regard intimait : « Tais-toi. »
Marina déplia le billet. Les mots y étaient à peine lisibles. Egorova retint son poignet quand elle voulut approcher le billet de ses yeux.
Â
N. A. SâEST TUÃE CETTE NUIT.
UNE BALLE DANS LE CÅUR.
PERSONNE NE SAIT.
SURTOUT TAIS-TOIÂ !
Â
N. A. Nadedja Allilouïeva !
Marina ne put retenir un cri. Egorova lui pinça durement la cuisse. Elle lui retira le billet des mains et le déchira. Sans hésiter en avala les morceaux.
La glace qui gelait les pieds de Marina sâétait répandue dans tout son corps. Elle crut quâelle nâallait plus pouvoir respirer. Egorova lui pressa de nouveau la cuisse. Plus gentiment. Mais elle avait des doigts de fer quand même.
La Gazcontourna les ruines de lâéglise Saint-Sauveur. Depuis un an, ce nâétait plus quâun amas de brique et de terre. Le boulevard Gogolevski était encore vide. La voiture sâimmobilisa à lâentrée de la place Arbat. On était encore très loin de Mechtchanskoie, où Marina avait sa chambre. Surprise, elle demanda :
â Pourquoi me laissez-vous ici ? Vous ne pouvez pas mâaccompagner jusque chez moi ? Câest loin.
Les sanglots roulaient dans sa gorge. Elle se détesta de montrer tant de faiblesse. Egorova descendit de la Gaz sans chercher à lui répondre. Elle attira Marina contre elle. On aurait pu croire quâelle lâembrassait. Elle se contenta de lui chuchoter un conseil  :
â Oublie cette nuit, Marina Andreïeva. Oublie-moi. Oublie Iossif, oublie ce que tu as vu et entendu. Le Kremlin est un chaudron de vipères. Dans quelques heures, quelquâun soufflera à Staline que tu es la cause de son mal. Si tu veux vivre, disparais avant quâon te fasse disparaître. Ne te montre plus au théâtre, surtout. Fais comme si tu nâexistais plus !
1 « Qui suis-je ? Je suis un poète. / Ce que je fais ? Jâécris. / Comment je vis ? Je visâ¦Â » ( La Bohème , Puccini.)
2 « Pour les rêves et les chimères / Pour les châteaux imaginaires / Jâai une âme de millionnaireâ¦Â » ( Ibid. )
Washington, 22 juin 1950
147 e audience de la Commission des activités anti-américaines
â ⦠Et câest ce que jâai fait. Je me suis débrouillée pour exister le moins possible.
â Miss⦠Attendez⦠Attendez une minute !
Câétait Nixon. Il agrippait à nouveau son micro comme sâil craignait de le voir sâéchapper.
â La femme de
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