L’Inconnue de Birobidjan
Staline ?
â Jamaisâ¦
â Quâest-ce que vous craigniez ?
â Tout⦠Que ceux de la Guépéou viennent me chercher et me fassent disparaître. Ãa arrivait déjà en 32. Pas autant quâaprès, pendant les années terribles, mais tout le monde savait que câétait possible. Des types en manteau de cuir frappaient à votre porte, et plus personne nâentendait parler de vous.
â Pourtant, on ne vous a pas arrêtée ?
â Non. Ils ne sont pas venus. Je les ai attendus. Chaque jour, chaque nuit. Ma peur était aussi brûlante que ma fièvre. Le matin, à lâaube, je ne dormais jamais. Mon manteau et mes bottes étaient prêts⦠Mais ils ne venaient pas. Et je ne comprenais pas pourquoi. à la radio et dans les journaux, tout le monde répétait que Nadedja Allilouïeva était morte dâune crise dâappendicite. Ils ont dit aussi que Staline était si désespéré quâil nâavait pas pu accompagner son cercueil jusquâau cimetière. Plus tard, jâai vu des images. Celui qui était juste derrière le cercueil, câétait lâOncle Abel. Lui, il savait la vérité. Et moi aussi. Iossif Vissarionovitch ne suivait pas le cercueil parce quâil se sentait coupable. Et il avait raison. Nadedja Allilouïeva sâétait tiré une balle dans le cÅur pendant quâil était couché sur moi dans la petite salle de cinéma. Nadedja Allilouïeva ne supportait plus quâil la trompe. Cette histoire dâappendicite, câétait encore un mensonge. Iossif Vissarionovitch ne faisait que ça. Il mentait et il tuait avec ses mensonges. Lui, le grand Staline, nâétait rien dâautre quâun mari qui trompait sa femme avec une petite actrice ! Mais personne ne devait le savoir. Personne !⦠Galia Egorova avait mille fois raison : Iossif Vissarionovitch ferait tout pour effacer les traces de sa faute. Et moi, jâétais la pire de ces traces⦠Pendant des jours jâai vécu en attendant ça : que le grand pouce de Staline mâécrase comme une mouche.
Elle prononça cette dernière phrase dans un murmure. Il y eut un silence embarrassé avant que McCarthy demande :
â Mais vous, Miss⦠vous nâaviez pas de remords ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Un demi-sourire, amer et las, glissa sur ses lèvres sèches.
â Vous vous voulez savoir si jâavais honte ? Si je me sentais souillée, si jâavais lâimpression dâavoir agi comme une putain ? Câest ça ?
Les pommettes de McCarthy rosirent. Une mauvaise grimace sâétala sous son nez cassé.
â Jâavais dix-neuf ans, monsieur. Jâapprenais la vie dans un pays où depuis des années on mourait ou on disparaissait dans un coin de Sibérie pour un rien. Câétait ça aussi, la révolution bolchevique. Vivre dans le monde nouveau, câestgravir une paroi de glace avec des ongles dâenfant , a écrit un poète de chez nous. Il sâappelait Maïakovski. Staline disait quâil lâaimait beaucoup. Maïakovski sâest suicidé.
Une nouvelle mèche bascula sur sa nuque. Cette fois, elle sâen aperçut. Des deux mains, paupières closes, elle resserra son chignon. La fatigue la marquait de plus en plus. La poudre avait disparu de ses pommettes. Sa peau brillait sous une laque de sueur. Le rouge sâétait effacé de ses lèvres. La pointe de sa langue y passait et repassait pour les humecter. La carafe devant elle était vide depuis longtemps.
Cohn tritura ses documents, prêt à relancer ses questions, capable de tenir la curée toute la nuit. Wood lâinterrompit.
â Monsieur Cohn, un instant, sâil vous plaît.
Il sâinclina vers Nixon et McCarthy, la main devant la bouche pour quâon ne puisse pas lire sur ses lèvres. Mundt et les autres se joignirent à leur conciliabule. Ils jetèrent des coups dâÅil vers la table de la presse. Cette femme les emmenait sur un terrain inhabituel. Ils devenaient méfiants.
Elle essayait de reprendre des forces, telle une proie à lâhallali, profitant de chaque seconde de répit. Je ne réfléchis pas. Jâattrapai un verre et la carafe dâeau au milieu des carnets de notes de
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