L’Inconnue de Birobidjan
mes confrères. En les déposant sur la table devant elle, jâespérais quâelle relèverait les yeux vers moi. Câest ce qui se passa. Ses paupières sâouvrirent à lâinstant où Wood lançait mon nom.
â Monsieur KÅnigsman⦠Monsieur KÅnigsman, quâestce que vous faites ?
Je remplis son verre sans quitter le bleu de ses yeux agrandis de surprise. Wood râlait, les collègues se marraient. Les flics sâapprochèrent dans mon dos. Je lui souris. Jâessayai de mettre quelque chose dâun peu humain dans mon sourire. Quâelle ne croie pas à un piège ou que je cherche à la draguer. Le bord de ses paupières rougeoyait. Ce nâétait pas lâeffet des larmes. Plutôt celui de la fumée de cigarette qui stagnait dans la salle. Avant que les gardes mâattrapent par le veston, il mâa semblé voir monter unepetite lumière du fond noir de ses pupilles. Quelque chose de plus chaud que le bleu de glace qui les entourait.
Les flics mâont repoussé vers la table de presse. Du coin de lâÅil, jâai vu quâelle buvait comme si elle venait de traverser le désert des Mohaves. Je me suis excusé auprès de Wood.
â Pardonnez-moi, monsieur le président. Quelquâun avait oublié de redonner de lâeau à cette dameâ¦
Il mâignora, abattit encore son maillet afin dâobtenir le silence.
â Lâaudition du témoin est close pour aujourdâhui. Elle reprendra demain à une heure qui sera annoncée ultérieurement.
Avant de poursuivre, il ordonna aux gardes de sâapprocher de la Russe.
â Miss Gousseïev, vous avez violé les lois des Ãtats-Unis. Le devoir de cette commission est de vous remettre à la justice de ce pays. Le procureur Cohn va vous accompagner devant un juge qui vous lira vos droits.
Ce qui signifiait quâelle passerait la nuit prochaine en prison. Et sans doute beaucoup dâautres ensuite.
Un frisson me courut sur la nuque. Elle, elle ne broncha pas. Elle sây attendait. Elle devait être soulagée de pouvoir se taire pour un moment. Quand les gardes lui saisirent les bras, elle eut un mouvement sec pour repousser leur poigne. Une fois encore, je songeai quâelle en avait déjà vu beaucoup. Peut-être bien des moments plus durs que celui-ci.
Les flics lâentraînèrent vers la porte à lâarrière de la salle. Cohn les suivit. Avant quâelle disparaisse, je guettai un signe. Quâelle se retourne pour chercher mon regard. Câétait sans doute trop demander. Quand je me laisse aller, je suis dâun genre assez romantique.
Les collègues étaient déjà debout. Ils me poussaient vers Wood. Entouré de McCarthy et de Nixon, celui-ci nous faisait signe dâapprocher. Quand on sâimmobilisa devant lui comme de sages élèves, il nous intima de la boucler.
â Nous vous serions reconnaissants de retenir vos articles pendant quelques jours. Compte tenu de lâaudition dâaujourdâhui, la Commission considère que les prochaines déclarations du témoin peuvent être de nature à mettre en jeu la sécurité des Ãtats-Unis. En conséquence, elles auront lieu à huis clos et en commission restreinte, comme toutes les auditions concernant la sécurité du pays.
Ce fut le tollé habituel. Wood laissa dire. McCarthy intervint pour nous faire la morale. Câétait son show préféré : rappeler à tous et à chacun son devoir de bon citoyen et de vrai patriote. Si, bien sûr, « nos journaux nâétaient pas des torchons communistes  ». Il adorait ce genre de phrases. Il les suçait du bout des lèvres comme dâautres avalent des sucreries. Wood nous assura que nous serions les premiers informés des avancées de lâaudition.
â Dès que nous aurons purgé les mensonges et les vérités de cette femme, nous vous convoquerons. Vous et pas dâautres journaux. Vous aurez votre histoire, croyez-moi.
Traduction : Cohn et la bande de McCarthy allaient cuisiner la Russe jusquâà ce quâelle nâen puisse plus et accepte de cracher nâimporte quel bobard. Elle était derrière les barreaux, ils obtiendraient ce quâils voulaient. Si jamais elle sây refusait malgré tout, ils
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