L’Inconnue de Birobidjan
inventeraient une saloperie encore pire, et il ne nous resterait plus quâà faire les perroquets.
Â
Je laissai les collègues protester. Jâavais mieux à faire. Je me glissai discrètement parmi les sténos. Lâune dâelles, attachée au secrétariat de Wood, était une bonne amie. Une jolie rousse dans la trentaine, du nom de Shirley Leeman. Deux ans plus tôt, on avait vaguement envisagé lâavenir ensemble. De loin en loin, on continuait à se fréquenter, histoire de tester nos regrets.
Shirley avait déjà retiré la bande de notes qui sortait de sa machine de sténo. Elle la roulait pour la glisser dans une petite boîte de bois prévue à cet effet. Il irait rejoindre lecoffre du bureau de Wood dâici leur transcription en bon anglais. Elle sourit en me voyant approcher.
â Je me demandais si tu allais faire le détour jusquâà moi.
â Non, Shirley, tu ne te demandais rien du tout. Tu savais. Tu me connais.
Elle eut un petit rire de gorge, referma avec soin le couvercle de la boîte.
â Très chevaleresque, le coup de la carafe dâeau.
â McCarthy et ses copains ont des mÅurs du Moyen Ãge.
Shirley acquiesça. Question politique, on sâétait presque aussi bien entendus quâau lit. Quâelle travaille pour Wood nây changeait rien. On ne choisit pas toujours ses patrons.
â Seulement, cette fois, ils ont trouvé une cliente parfaite pour eux.
â On dirait.
â Tu as déjà entendu ça, une femme qui se fait passer pour juive pour sauver sa vie ? Une grande première, pour moi.
Shirley était juive par son père, pour ainsi dire une demi-juive. Un sujet qui la rendait nerveuse.
â Non, admis-je. Et jamais entendu parler non plus du Birobidjan. Apparemment, je ne suis pas un meilleur Juif que Cohn .
Shirley rangea la boîte contenant le rouleau de sténo dans un grand sac, enfila sa veste et me prit le bras. On sortit de la salle en distribuant quelques saluts. Elle attendit que lâon soit dans les escaliers menant aux parkings ouest du Sénat pour me demander :
â Tu crois quâelle dit la vérité ?
â Trop tôt pour le savoir.
â Mais tu as besoin de moi.
â Lâidée mâest venue de tâoffrir à dînerâ¦
â Oh, je vois ! Tu as beaucoup besoin de moi.
â Ce serait chouette que tu me fasses une copie de ta bande de sténo. Celle dâaujourdâhui et celles des prochaines auditions.
â Câest ce que je pensais.
â Je nâai jamais rien su te cacher, Shirley. Tu as entendu Wood. Ils veulent conduire les audiences à huis clos. Nous nâaurons droit quâà leur version prédigérée.
â Tu sais ce que je risque, Al ?
â Moins quâil nây paraît. Personne ne sâen apercevraâ¦
â Sauf quand tu les publieras dans tes articles.
â Non, je nâai pas lâintention de les publier. Ce que je veux savoir, câest ce que cette femme va leur raconter. Peut-être ment-elle, peut-être pas. Pourtant, je mettrais ma main à couper quâil y a quelque chose de solide dans ce quâelle dit.
â Câest une actrice. Ãa ment, les actrices, surtout quand elles sont douées.
â Shirley, tu connais beaucoup femmes capables de raconter devant nos sénateurs comment elles ont passé une nuit avec lâOncle Joe ? Et dâavoir fui le paradis bolchevique avec un passeport au nom dâun type de lâOSS ?
â Une fille qui te plaît, apparemment.
â Câest son histoire qui me plaît. Même si elle dit la vérité, si elle nâest pas une espionne de Staline, McCarthy et sa bande feront tout pour lâenfoncer. Il faut quâelle soit coupable, autrement elle ne les intéresse pas. Ils sâen débarrasseront sous un prétexte ou un autre. Il leur faut une espionne. Une bonne vieille sorcière dâaujourdâhui. De quoi faire peur au bon peuple et leur assurer quelques milliers de votes de plus. Sinon, ils la mettront dans un avion pour la rendre à Staline. On nâentendra plus parler de Marina Andreïeva Gousseïev et on ne connaîtra jamais la véritéâ¦
â On croirait que tu tâes entraîné Ã
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