L’Inconnue de Birobidjan
tendre les mains, paumes offertes. Dans un même réflexe, chacun y avait cherché les traces des plaies que son amant, Kapler, avait si bien soignées. Il ne fallait pas beaucoup dâefforts pour lâimaginer sur scène. Pourtant, dans la seconde suivante, sa voix faisait frissonner. On nây percevait plus que la perte et une tristesse obsédante.
Maintenant, le front incliné, elle se taisait. Un visage de femme dans lâabandon. Elle caressait machinalement la carafe vide devant elle. Aujourdâhui, elle nâavait pas manqué dâeau. Quelquâun y avait veillé. Ses menus mouvements de la main, ses joues trop pâles, lâourlet de ses lèvres, la blancheur de son cou dévoilé par le col avachi de la robe, tout en elle dégageait une sensualité vulnérable, un peu lasse, qui vous contraignait à détourner les yeux.
Les mains suspendues au-dessus de sa machine de sténo, Shirley se retourna vers moi. Nos regards se croisèrent. Lâémotion mouillait ses yeux. Je me forçai à sourire. Pour un peu, on aurait applaudi.
Oui, Marina Andreïeva Gousseïev était une fichue bonne actrice.
Mais en face dâelle, elle avait des loups. Et quelque chose ne tournait pas rond. Ces messieurs avaient été sages comme des collégiens. Bien trop sages. Une sagesse qui ne devait rien au talent de Marina, ni à une intervention divine. Jâen aurais mis ma main à couper.
Une audience de lâHUAC, câétait un chaudron de questions. Loi numéro un : mettre le témoin sur le gril. Ne pas le laisser respirer, ne pas le laisser penser. Briser ses phrases,lâempêcher dâêtre cohérent, le contredire, le rendre fou. Pourquoi Wood avait-il retenu Cohn ? Pourquoi Nixon et McCarthy nâavaient-ils pas ouvert la bouche ?
McCarthy avait à peine écouté Marina. Son attention paraissait concentrée sur ce gros dossier quâil avait devant lui. Jâaurais donné cher pour savoir ce quâil contenait. à plusieurs reprises, il en avait tiré des feuillets pour les glisser à Nixon et à Wood. Lâun et lâautre, en retour, lui avaient adressé des coups dâÅil approbateurs. Et maintenant Wood faisait tomber son maillet.
â Ãa suffira pour aujourdâhui. Nous vous avons écoutée longuement, Miss Gousseïev. à lâavenir, je vous demanderai dâêtre plus succincte dans vos déclarations. Vous nâêtes pas ici pour épancher vos souvenirs, et les histoires de Juifs ne nous intéressent pas.
Cette fois, Nixon et McCarthy rigolèrent franchement. Wood se tourna vers Cohn.
â Demain, concernant ce Birobidjan, je souhaite que lâon entende votre spécialiste de la CIA avant le témoin, procureur Cohn.
â Il sera là , monsieur.
â Et capable de nous donner des précisions sur la mission de cet agent de lâOSS ?
â Je lâai demandé.
â Donc, la séance est levée. Lâaudition reprendra demain matin à onze heures.
Les flics étaient déjà derrière Marina. Elle se dressa dans sa robe chiffonnée. Les menottes claquèrent sur ses poignets ; elle grimaça. Je ne pus mâempêcher de la suivre des yeux jusquâà la porte.
McCarthy refermait déjà son dossier en parlant bas avec Nixon. Les autres sénateurs les entourèrent. Wood parut découvrir ma présence.
â Monsieur KÅnigsman, lâaudience est close. Nous vous prions de quitter la salle. Les membres de la Commission ont à délibérer à huis clos.
Jâenfournai mon carnet de notes dans ma serviette et vissai mon chapeau sur mon crâne. Shirley retirait la bande de sa sténotype. Elle me lança un clin dâÅil quand je la frôlai.
Des collègues faisaient le pied de grue derrière la porte de la salle. Il me fallut subir les plaisanteries habituelles sur le copinage et les passe-droits des New-Yorkais. Une jalousie qui ne me déplaisait pas.
Je lâchais quelques niaiseries pour mâen débarrasser. Non, la Russe nâavait pas avoué quâelle était une espionne. Oui, les membres de la Commission étaient toujours convaincus quâelle en était une. Non, elle nâavait encore rien dit au sujet de lâagent de lâOSS⦠Je me défilai pour rejoindre le parking.
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