L’Inconnue de Birobidjan
Bien sûr. Comment ce bougre de Mikhoëls devine-t-il ce que mon âme et mon cÅur chuchotent à peine ? Ah, voilà  ! voilà un mystère ! Câest quâon mâa tant parlé de toi, camarade Marina Andreïeva, quâil me semble te connaître.
â Moi ?
â Eh oui, toi. Et qui mâa parlé ? Tes bons amis. Kapler, Kamianov⦠Ils tâadorent. Cet idiot de Kapler ! Dieu sait où il va se retrouver.
â Lioussia vous a parlé de moi ?
â Plus quâil nâen faut. Il paraît que tu es douée. Je ne peux pas juger, il faudrait que je te voie sur la scène. Kamianov confirme  : « Pas sans défauts. Brillante, douée. Mais pas assez de travail. » Moi, jâajoute : dommage, mais guérissable avec le désir dâapprendre.
Il fit une grimace. Marina rougit, abasourdie. Mikhoëls devint brusquement sérieux.
â Voilà , tu comprends, maintenant. Et, donc, je sais aussi que notre Grand Frère Staline sâen prend à toi, dâaccord ?
Marina resta silencieuse. Le regard de Mikhoëls se fit impérieux.
â Je dois quitter Moscou demain soir.
â Hmm⦠Câest court, mais possible. Ils tâont laissé ton passeport intérieur ?
Marina le sortit de son sac. Un carnet rouge à la couverture fatiguée, frappée de lâécusson bolchevique sans lequel il nâétait pas question de se déplacer hors de Moscou. Dâun Åil expert, Mikhoëls vérifia quâil était valide.
â Parfait⦠Que penserais-tu dâaller apprendre les secrets du théâtre yiddish au Birobidjan ?
â Au Birobidjanâ¦
â Tu connais ?
Quelle ironie ! Bien sûr, quâelle connaissait. Et depuis longtemps ! Depuis que « papa » Kalinine avait annoncé fièrement, un verre de vodka à la main, la naissance de lâoblast, la région juive autonome au fin fond de la Sibérie, un soir de novembre, dix années plus tôt, quand tout avait commencé.
â Eh bien, tant mieux, approuva Mikhoëls. Comme ça, je nâai pas à tâexpliquer.
â Ce nâest pas possibleâ¦, murmura Marina.
â Bien sûr que si. Pour ce qui est dây envoyer des acteurs, câest moi qui décide. Câest mon petit pouvoir de roi du théâtre yiddish. Câest un grand et beau projet, ce Birobidjan. Un rêve qui pourrait peut-être bien exister. Au moins quelque temps encore.
â Je ne suis pas juive.
Le visage de Mikhoëls parut se soulever comme un battement dâailes joyeuses.
â Pas juive du tout. Ãa aussi, je le sais. Kapler mâa raconté.
Il se moquait de son embarras. Lâallusion aux pétitions était limpide. Marina détourna la tête, les joues chauffées de honte.
â Bon, il nây a pas que des Juifs, au Birobidjan. Câest comme dans le reste du monde : on fait un peu de place aux goyim â¦
Mikhoëls sâesclaffa. Il plissa ses paupières, ne laissa plus filtrer que le mince éclat de son regard.
â Bien sûr, tu devras tâhabituer aux Juifs. à cette culture, ces manières-là de vivre qui nâont pas été tellement à ton goût. Mais tout le monde peut changer de goût, nâest-ce pas ? Kapler mâa assuré que, sans le savoir, tu avais de bonnes dispositions pour devenir une Juive acceptable. Bien sûr, pas une vraie meydl de chez nous. Néanmoins, assez pour tenir le rôleâ¦
Marina ne trouva rien à lui opposer. Mikhoëls sâamusait beaucoup. Sur scène, son rire était sa plus grande force. Il pouvait bouleverser une salle en la faisant rire de ce qui nâétait pas drôle.
Il redevint sérieux. Lâair attendri, il saisit les mains de Marina.
â Tu vas comprendre. Je vais te donner ta première leçon de Juif. Quand un goy apprend un malheur, il est malheureux et il voudrait que tout le monde soit malheureux avec lui. Le Juif, un vrai Juif de plusieurs générations de mère en mère sâentend, il va se secouer. Il fixe son malheur droit dans les yeux et il sâexclame : Nisht gedeyget⦠Nisht gedeyget ! « Pas de soucis, pas de soucis ! » Et tu sais pourquoi ? Non⦠Tu ne peux pas savoir.
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