L’Inconnue de Birobidjan
face de lui. On ne se serra pas la main. Il détestait les contacts physiques avec ses clients. Peut-être bien avec le reste de lâhumanité. La rumeur courait quâil nâavait jamais eu dâaventures charnelles, quâelles fussent dâun genre ou dâun autre. Jâen doutais. Se fier à ce que montrait T. C. menait rarement à la vérité.
Il nâattendit pas quâUlysse mâait versé un large bourbon pour demander :
â Comment sâen sort votre protégée russe ?
Je souris. Au téléphone, je ne lui avais pas parlé de Marina. Je pris le temps dâallumer lâune des cigarettes qui remplissaient une coupe en forme de tulipe. T. C. glissa un signet entre les pages de son bouquin. Rampant sous les lettres du titre, The Creeping Siamese , une rousse ouvrait la bouche sur un interminable cri. Câétait le dernier bouquin de Dashiell Hammett, un auteur dâHollywood très porté sur lâalcool. Depuis un an, McCarthy sâacharnait à le rendre impubliable en le faisant passer pour un dangereux communiste. Jâavais entendu raconter que T. C. avait accepté de lâabriter sous son aile. Je ne voyais aucun hasard à la présence de ce bouquin sur la table à côté de nos verres. T. C. suivit mon regard et gloussa comme un enfant heureux de retrouver les petits cailloux marquant son chemin.
â Mon cher Al, vous ne pouvez pas être le seul journaliste autorisé à suivre les ébats patriotiques de McCarthy et consorts sans que cela passe inaperçu.
â Dites-moi ce que vous savez déjà . Cela mâépargnera de la salive. La journée est loin dâêtre finie pour moi.
â Pas grand-chose. Hormis son nom et ce qui est sorti de lâaudience dâhier : une fille qui a couché avec Staline, espionnage soviétique et, surtout, le meurtre dâun agent de lâOSS. Vos amis de lâHUAC ne pouvaient pas rêver dâun plus joli poisson.
â Ce ne sont pas mes amis, grognai-je. Vous le savez.
â Pourtant, vous êtes leur journaliste préféré. Ils vous ont invité à les admirer en huis clos.
T. C. eut la délicatesse de pas préciser « leur journaliste juifâ¦Â » Je lui en sus gré, je savais quâil le pensait. Je lui racontai lâarrangement conclu par Wechsler et le Post avec le sénateur Wood. Il opina sans faire de commentaires. Je suppose que câétait ainsi quâil obtenait une grande partie de ses informations. Dâune pique, il amenait ses interlocuteurs à soulever le rideau des coulisses pour ne pas avoir lâair stupide devant lui.
â Pourquoi cette femme vous intéresse-t-elle tant, Al ?
â Sans doute parce que Nixon et McCarthy font tout pour lâasseoir sur la chaise électrique et que ce serait un beau gâchis⦠Pas seulement un gâchis : une grande saloperie.
â Hmm ?
â Elle a quelque chose qui ne ment pas.
â Sa beauté ?
â Entre autres. Bien sûr, câest une actrice. Une bonne. Elle connaît tous les trucs pour vous embarquer, créer lâillusion⦠Elle sâen sert, et pourtant⦠plus je lâécoute, moins je sens le mensonge.
T. C. trempa ses lèvres dans son verre avant de me faire remarquer :
â Les bons menteurs sont toujours ceux que lâon croit sincères, Al. Sinon, ils changeraient de métier.
â T. C., vous nâassistez pas aux audiences : cette fille débite plus dâhorreurs sur Staline que jâen ai entendues dans la bouche des fous furieux de lâHUAC ! Et elle ne se contente pas de vagues idées. Elle raconte ce quâelle a vécu dans ce foutu pays. Câest à vous donner la chair de poule !
T. C. se contenta dâopiner avec un petit air narquois. à ses yeux, je nâétais quâun indécrottable naïf.
â OK, dâaccord⦠On ne peut être certain de rien ! Et je veux bien mettre mon intuition au clou. Elle ignore tout des règles du jeu. Elle croit quâen racontant son histoire elle va sâen sortir. Ils la laissent parler tout son saoul en attendant de lui enfoncer la tête sous lâeau. Elle nâa pas plus de preuves de ce quâelle raconte quâelle nâa de robe de rechange ! Une espionne,
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