L’Inconnue de Birobidjan
Câest parce quâil pense à son anniversaireâ¦
Le rire était revenu sur les traits de Mikhoëls. Marina lâécoutait, perdue, tout en devinant le sourire qui montait en elle.
â Et pourquoi il pense à son anniversaire, ce bon Juif de plusieurs générations de mère en mère ? Parce que chez nous, le jour de notre anniversaire, on nous souhaite : Biz houndert oun tzvantzig ! Vit jusquâà cent vingt ans !
Mikhoëls se tut. Marina eut une légère grimace dâincompréhension.
â Cent vingt ans, ce nâest pas un chiffre pris au hasard. Câest lââge de Moïse à sa mort. Alors, à ton anniversaire, on te souhaite de mourir aussi vieux que Moïse⦠tu sais pourquoi ? Non⦠tu ne sais pas. Tu ne peux pas savoirâ¦
Mikhoëls était debout, à présent, et il faisait le clown, sâadressant à Marina comme il aurait apostrophé un gamin dans le public :
â Câest que le jour de son cent vingtième anniversaire, tout le monde sâest précipité sur Moïse pour le lui souhaiter. Mais, cette fois, on lui a souhaité a gutn tog , une bonne journée ! Câest quâil avait eu tout le temps de sâaccoutumer à son malheur, Moïse !
Le rire de Mikhoëls explosa. Un rire si contagieux que Marina le sentit rouler dans sa poitrine, pousser les larmes hors de ses yeux. Et ils rirent ainsi, elle à travers ses larmes et lui avec son regard sérieux, jusquâà ce quâil se rassît près dâelle.
â Juive ou pas, je vais te dire, ma fille, au Birobidjan, ce nâest pas la question. Si tu le veux, tu deviendras juive. Pour une actrice comme toi, ce sera un effort de rien du tout. Tu apprendras. Tu apprendras le yiddish. Peut-être même lâhébreu. Ãa peut être utile. Tu apprendras ce quâon est. Tu verras, rien de plus facile. Pourtant, je ne tây envoie quâà une condition  : que tu travailles le métier et que je sois fier de toi. Que tu deviennes ce que tu dois devenir : une grande comédienne. Une comédienne juive qui sache se moquer dâelle-même. Voilà le prix à payer pour faire partie de la famille. Câest ça, le Birobidjan, notre nouvelle Israël. Un pays où lâon doit être grand et fier de ce que lâon est. Câest tout ce qui compte.
Washington, 23 juin 1950
147 e audience de la Commission des activités anti-américaines
On lâécouta sans lâinterrompre. Trois heures dâaffilée. Peut-être plus. Et sans que Cohn, Wood ou lâun des sénateurs aboient des questions stupides. Du jamais vu au cours dâune audition de lâHUAC.
Tout au plus Nixon et McCarthy eurent-ils un mauvais rictus lorsque Marina avoua avoir signé des pétitions antisémites. Ãà ou là , Cohn ébauchait une question. Chaque fois Wood le retenait dâun coup dâÅil, opinant en direction de la Russe :
â Poursuivez, Miss.
Elle reprenait le fil de son histoire comme si de rien nâétait. Ces messieurs esquissèrent même un sourire en écoutant sa plaisanterie yiddish. Peut-être désiraient-ils eux aussi vivre cent vingt ans ?
Une belle performance. Qui lâépuisait. Sous ses yeux, les cernes étaient plus sombres, plus creux. à la différence de la veille, où la colère enrayait la fatigue, elle paraissait fragile. Plus dâune fois il avait fallu tendre lâoreille pendant quâelle parlait. à dâautres moments, son regard se vidait. Elle ne nous voyait plus, elle faisait face à ses souvenirs. La pointe de ses doigts tremblait.
De temps à autre, lâémotion brouillait ses mots, sa voix paraissait ne plus sortir de sa gorge. Sa lèvre supérieure brillait sous une fine laque de sueur. De loin en loin, elle pressait les mèches de sa chevelure sous la barrette de métal,comme pour y puiser de la force. Elle repliait ses doigts, les appuyait contre sa tempe, apaisant le tumulte invisible qui la tourmentait.
Tout cela ne semblait pas être des trucs dâactrice.
Ou peut-être que si ?
à dâautres moments on devinait lâeffet dans la voix. Le sourire narquois sous le visage lisse. Et puis cette manière de vous offrir le bleu de ses yeux. Ou cette façon quâelle avait eue de
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