L’Inconnue de Birobidjan
souvenir. I.
Pourquoi ? Pourquoi cette clémence ?
Quel piège contenait-elle ?
Et où aller ? Où aller ?
Rejoindre les gens du cinéma à Alma Ata ? Non. Personne ne lâembaucherait sur un tournage. Alma Ata était devenue une autre Moscou. Là -bas aussi les manteaux de cuir faisaient la loi.
Il ne lui restait quâà rejoindre les troupes de femmes sur le front. Il y en avait des milliers qui allaient mourir chaque jour en héroïnes. Ce serait un bel et glorieux adieu. Ou encore, elle pouvait disparaître dans les innombrables ateliers et usines de guerre de lâOural et de la Sibérie. On lây accueillerait à bras ouverts. Là , elle pourrait mourir silencieusement pour le théâtre. Et peut-être bien mourir tout court.
Câétait cela, le cadeau de Iossif Vissarionovitch Staline ? La disparition et lâoubli sans avoir recours au Goulag ?
Est-ce quâil lâavait aimée ? Est-ce quâil avait eu pour elle un fragment dâamour ? Quelques secondes de tendresse pendant quâil la baisait sur le canapé du cinéma ? Câétait cela dont était capable le grand Staline ? Une poussière dâaffection qui vous évitait les balles de fusil ou la vie de squelette en Sibérie ?
Allongée dans le noir, Marina rit. Un rire mauvais de femme ivre.
Puis à nouveau elle délira, appela Kapler.
Pourquoi as-tu fait ça, Lioussia ? Pourquoi as-tu attiré le malheur sur nous ?
Câest seulement au matin quâelle songea à lâadresse de Mikhoëls que Kamianov avait fourrée dans la poche de son manteau.
« Allez le voir de ma part, Marina Andreïeva. Mikhoëls peut vous aider. Il est toujours bon avec les acteursâ¦Â »
Ãtait-il possible que le maître du théâtre yiddish puisse lâaider ? Comment un Juif comme lui pourrait-il sâopposer à la volonté de Staline ?
Quelle illusion !
Une pensée amère lui vint. Ãtait-ce cela, la vengeance de Kapler ? Voulait-il la pousser à sâhumilier devant Mikhoëls ? Quâelle, la signataire des pétitions antisémites, se traîne devant le Juif Mikhoëls pour implorer son aide ?
Voilà qui ferait un beau spectacle. Une belle leçon !
Non. Elle délirait. La peur, la honte la rendaient folle.
Â
Il lui restait à peine vingt-quatre heures lorsquâelle se présenta au domicile de Mikhoëls. La maison bourdonnait de monde. Au premier coup dâÅil, la femme de Mikhoëls devina son état. Elle la fit entrer dans un salon où sâagitaient des enfants. Sans la questionner, elle lui apporta un bol de bouillon brûlant.
â Buvez ça, mon petit. Solomon Iossifovitch ne va pas tarder. Il est toujours à faire mille choses à la fois. Il vous recevra dès son retour. Réchauffez-vous en attendant, vous en avez besoin.
Elle ne posa pas de question, ne chercha pas à connaître la raison de sa venue. Comme Marina hésitait à prendre le bol de bouillon, elle lâencouragea dâune caresse dans les cheveux. Marina tressaillit sous le contact. Les larmes lui brouillèrent la vue. Depuis quand une femme qui aurait pu être sa mère avait eu un geste pareil envers elle ?
Mikhoëls ne fut de retour quâune heure plus tard. Il fit entrer Marina dans une minuscule pièce encombrée de papiers et de livres, lâobserva en souriant avant de sâexclamer :
â Eh bien, camarade Gousseïeva, tu as fini par te décider !
Marina le regarda sans comprendre. Mikhoëls gloussa, moqueur. Il avait le plus étrange visage que lâon puisse voir. Sans doute très laid. Le menton immense et prognathe, la bouche épaisse, constamment mobile. Une couronne de cheveux frisés et ébouriffés cernait un front sans fin, lisse et brillant. Les touffes broussailleuses de ses sourcils se rejoignaient à la naissance dâun nez parfait pour les caricatures antisémites. Ses yeux étaient sans cesse en mouvement, et la lumière y changeait si bien que leur couleur paraissait muer. Pourtant, aussitôt quâelle sâanimait, cette laideur devenait fascinante dâintelligence et de vie. Et à présent Mikhoëls se réjouissait de la stupeur de Marina.
â Tu te demandes ce que je raconte, camarade ?
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