L’Inconnue de Birobidjan
Peut-être était-ce pour leur échapper que je compulsai mes notes prises pendant lâaudience au lieu de me mettre sagement au lit. Il était près dâune heure du matin quand je relevai le nez. Depuis deux ou trois heures, jâavais tapé une vingtaine de pages de lâhistoire de Marina. Lâévidence maintenant me sautait aux yeux. Je nâallais pas me contenter des articles pour le New York Post . Jâallais écrire un bouquin. Raconter la véritable histoire de Marina Andreïeva Gousseïev telle que je lâapprenais.
Troisième journée
Washington, 24 juin 1950
147 e audience de la Commission des activités anti-américaines
Jâarrivai à lâOld County Jail vers sept heures moins le quart. Il faisait jour depuis longtemps et jâaurais bien bu un nouveau pot de café. Le surveillant en chef à qui je tendis mon autorisation de visite ne mâen proposa pas. Lâen-tête du Sénat et le tampon du bureau de Wood lui parurent suffisants. Je le priai de me rendre mon sésame :
â Câest une autorisation permanente. Elle ne contient pas de date limite et jâaurai peut-être à revenir.
Peu probable, en vérité. Ma visite à Marina Andreïeva Gousseïev nâallait pas rester inaperçue bien longtemps. Laisser traîner ce faux derrière moi, câétait permettre à Cohn et compagnie de remonter jusquâà Shirley.
Le surveillant-chef hésita, haussa les épaules et me rendit le papier. Je dus tout de même signer le registre des visiteurs. Jây inscrivis un nom de comédie qui mâavait déjà été bien utile : Art Edwards.
On me poussa dans la salle de fouille. Deux surveillantes mây firent ouvrir le sac que je nâavais pas lâché. à part un nécessaire de toilette et une paire de chaussures plates, il nây avait que les vêtements prévus. Les deux femmes prirent leur temps pour les palper. Le choix de Shirley les enchantait. La nuisette en soie grise était plus sobre que je le craignais. Comme la combinaison de nylon noir à dentelle, les culottes, bas et soutien-gorge, elle portait encorelâétiquette de Woolsow. Shirley nâavait pas donné dans lâéconomie.
â Ce nâest pas moi qui les ai choisis, rétorquai-je en réponse aux Åillades des surveillantes.
â On se demandait, ricana lâune.
â Si vous nâavez pas choisi, vous avez payé, lança lâautre. Ãa se voit à votre air.
Une femme perspicace. Je mâen sortis comme je pus. Elles me conduisirent jusquâaux box du parloir. Les murs de lâOld County Jail nâavaient pas été repeints depuis des lustres. Les plafonds sâécaillaient, la crasse sâaccumulait sur les moulures des fenêtres et sur les barreaux. Le carrelage des couloirs était si usé quâil était devenu incolore. Une odeur entêtante de désinfectant industriel sâinsinuait partout. à un croisement de couloirs, derrière une double grille donnant accès aux cellules, jâentrevis la salle commune des douches. Ici, un pot-pourri écÅurant de parfums bon marché et dâeaux de toilette supplantait les effluves du désinfectant. Durant une brève poignée de secondes, je songeai au parfum de Shirley. Je nâavais pas vu dâeau de toilette dans le sac. Un oubli.
Le parloir nâétait quâun boyau étroit doté dâune porte vitrée à chaque extrémité. Une grille dâacier doublait les vitres. Jâabandonnai mon chapeau et le sac sur la table, aussi large quâun plateau-repas. Je repoussai les chaises métalliques et restai debout en attendant Marina.
Durant lâheure de route qui mâavait amené ici, jâavais imaginé cet instant et ce que jâallais dire. Jâaurais pu mâen abstenir. Elle arriva dans la tenue verte des prisonnières. Une sorte de blouse large aux plis rêches qui lui descendait jusquâaux genoux. Ses mollets nus dans des savates déjà portées par une cinquantaine de convicts paraissaient étrangement pâles. Comme son visage gris, ses traits bouffis. Pour la première fois, je voyais ses cheveux dénoués. Des mèches plates qui sâembrouillaient contre ses tempes et couvraient à demi ses joues. Seules ses lèvres
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