L’Inconnue de Birobidjan
histoire, celle que vous racontez. Il y a des gens bien, dans ce pays. Nous ne sommes pas tous aussi mauvais que Nixon et McCarthyâ¦
Elle avait croisé les bras sous sa poitrine pendant que je parlais. Sa blouse se relevait au-dessus de ses genoux et avait plus que jamais lâair dâun sac. La fatigue et la peur la vieillissaient. Jâavais lâimpression de la voir au bout dâun tunnel, dans une dizaine dâannées. Elle murmura :
â Vous avez dit « ce type »⦠Michael⦠Il ne faut pas lâappeler « ce type ».
Nous étions toujours debout, à deux ou trois mètres lâun de lâautre, raides comme des piquets. Jâéprouvai le besoin de mâéloigner. Jâallai me placer derrière la table. La distance parut lâapaiser. Elle jeta un coup dâÅil vers la porte.
â Si votre autorisation de visite est fausse, je dois prévenir la gardienne.
â Non, je vous en prie.
â Ils sâen serviront contre moi.
â Je vous promets que non. Si cela devait vous mettre dans le pétrin, je lâcherai la vérité.
Elle se tut. Le bleu de ses yeux changea à nouveau. Plus brillant. Sa voix aussi se modifia. Je ne compris rien aux sons que jâentendis, sinon quâelle me parlait en russe !
Un frémissement amusé passa sur ses traits. Mon étonnement dut lui paraître sincère. Elle décroisa les bras, passa les mains sur son visage comme pour le défriper.
â Vous nâêtes pas avec eux ?
â Avec McCarthy et la clique ? Certainement pas !
Elle secoua la tête avec agacement.
â Non. Avec ceux de New York.
Je ne comprenais pas. Elle insista :
â Les bolcheviks du consulat. Eux aussi sont après moi. Ils sont puissants. Ils peuvent obtenir des autorisations comme la vôtre.
Je nây avais pas pensé une seule seconde. Elle haussa les épaules.
â Question stupide, nâest-ce pas ? Si vous êtes avec ceux du consulat, vous nâallez pas lâavouer. Au moins, maintenant, vous savez que moi aussi, je sais.
â Je nâai rien à faire avec ces types-là  ! Je ne les connais pasâ¦
â Bien sûr.
Elle hocha la tête, une grimace crispée sur les lèvres. Je nâessayai pas dâargumenter. Câétait de la folie. Mais je comprenais.
â KÅnigsman , câest un nom juif. Vous êtes juif ?
â Oui.
Elle était très réveillée, à présent. Tendue comme un arc. Elle tira à elle lâune des chaises. Le crissement du métal sur le carrelage me hérissa la nuque. Elle frôla le dossier de la paume avant de sâasseoir sur lâextrême bord. De nouveau, je songeai à des gestes dâactrice. Un savoir précis, mille fois répété et dont elle connaissait lâeffet. Et aussi celui de son regard tandis quâelle me demandait :
â Câest pour ça que vous croyez que je nâai pas tué Michael, parce que vous êtes juif ?
Lâironie éraillait sa voix.
â Non⦠Je ne sais pas pourquoi je le crois. Mais je le crois.
Jâavais décidé dâêtre sincère jusquâau bout des ongles. Je nâimaginais pas dâautre manière de mâextirper de sa suspicion. Elle me toisa en silence. Je fus tenté de lui parler de T. C. Lheen. De lui expliquer que je connaissais un avocat qui pourrait lâaider. Mais je nâosai pas. Ce nâétait pas le moment. Elle ne voulait rien de moi. Elle menait le bal, et je nâavais quâà suivre la danse. Je me tus comme si jâavais oublié les tirades de mon propre rôle. En quelques minutes,elle était parvenue à transformer ce sordide parloir de prison en une scène. Jâétais devenu à la fois son public et un vague personnage secondaire.
Elle ferma les paupières un instant, resta silencieuse avant de rouvrir les yeux et dâobserver le mur devant elle.
â Câest étrange, les souvenirs. Depuis que je vis ici, dans votre pays, jâavais presque oublié⦠Je voulais oublier. Ãtre neuve pour une nouvelle vie ! Et maintenant, à cause des questions quâon me pose à lâaudience, tout me revient sans cesse. Comme si jâavais plongé dans un fleuve sans plus pouvoir retourner
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