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L’Inconnue de Birobidjan

L’Inconnue de Birobidjan

Titel: L’Inconnue de Birobidjan Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: MAREK HALTER
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vers la rive. C’est à peine si je peux dormir. Cette nuit, j’ai revécu toutes ces journées du voyage jusqu’au Birobidjan aussi nettement que si je me retrouvais dans le train. C’était long ! Si long et si froid. Dix, douze jours. Peut-être plus. Et autant de nuits. D’abord dans un vieux wagon aux banquettes de bois. Au centre du wagon, il y avait un poêle entouré d’une grille. On y brûlait de grosses bûches. Dans le noir, les plaques de fonte rougeoyaient. On a quitté Moscou avant l’aube. Il y avait surtout des femmes. Beaucoup allaient dans les usines d’armement de Gorki. Des femmes âgées, dures, qui s’étaient décidées à rejoindre leurs filles et leurs petits-enfants dans l’Oural, maintenant que les Allemands ne menaçaient plus Moscou. Avec des baluchons, des malles, des cabas. Il ne fallait rien abandonner d’utile et de précieux… Certaines avaient enfilé plusieurs couches de vêtements les unes sur les autres. Deux ou trois manteaux, des épaisseurs de jupons, des blouses. Il avait fallu les aider à grimper dans le wagon. Elles ne pouvaient plus bouger les bras. Elles riaient comme des fillettes pendant qu’on leur retirait toutes ces couches. Dans le fond du wagon, deux ou trois hommes lançaient des plaisanteries. Des vieux édentés qu’on n’avait pas envoyés à la guerre, des sans-famille, sans femme ni belle-fille pour prendre soin d’eux. Ils lorgnaient sur les cabas pleins de nourriture et de vodka. Les vieilles les rabrouaient comme des gamins, leur juraient qu’ils n’y toucheraient pas. Ou alors qu’ils devraientse comporter en hommes. En vrais… Ça plaisantait, ça criait et riait fort. On aurait cru que ces femmes partaient en vacances, tout heureuses de ce qui les attendait au bout du voyage. Mais ça n’a pas duré. Quand le train a pris son rythme, quand on a deviné les ombres de Moscou qui disparaissaient, plus personne n’a plaisanté. Terminé, le rire. On ne pensait plus qu’à une chose. Toute cette vie, ce passé, ces émotions qu’on abandonnait dans la grande Moscou. Les bonnes et les terribles. Ce genre de pensées que l’on a quand la mort est proche. Moi comme les autres. J’avais la gorge nouée. Comme si je me doutais que jamais je ne reverrais Moscou.
    Elle m’avait oublié. Comme elle avait oublié les murs de cette prison. Je n’osais pas faire un geste, pas même m’asseoir. Pas question de rompre le fil. Elle avait retrouvé cette manière de raconter qui me fascinait pendant les auditions. Mais, cette fois, le spectacle s’adressait à moi seul.
    â€” Après le rire du départ sont venues les larmes. Les femmes n’ont plus parlé que de la guerre. Des hommes qu’elles y avaient perdus ou qu’elles craignaient de ne plus revoir. Des fils, des frères, des maris. Même de leurs amants. Elles les appelaient par leurs petits noms d’amour. Elles racontaient leurs manies, leurs défauts, le moment de leur rencontre, leurs odeurs, les mots doux qu’ils avaient prononcés en partant pour la machine de mort. Tout ce qui leur manquait chaque soir et les empêchait de s’endormir les yeux secs. Certaines avaient tant pleuré qu’elles n’y parvenaient plus. Celles-là, dès le premier jour, elles ont bu. Elles se sont soûlées lentement jusqu’à la nuit. Autrement, elles n’auraient pas pu dormir. J’écoutais et je me taisais. Elles ne s’en étonnaient pas. J’étais la plus jeune de tout le wagon. Elles ne s’intéressaient pas à moi. Elles n’avaient pas l’humeur à la curiosité.
    Encore un petit silence, une respiration.
    â€” J’ai pris l’habitude d’aller chercher des bûches pour alimenter le poêle. Quand on s’arrêtait dans les gares, il yavait toujours du bois sur les quais, mais il fallait se dépêcher. À peine le convoi ralentissait-il que des gens jaillissaient des wagons pour galoper jusqu’aux tas de bûches. Comme j’étais la plus jeune, j’allais vite. Depuis le marchepied, les femmes du wagon me regardaient courir. Elles me criaient des encouragements. On se serait cru dans une vraie course… C’était drôle. J’avais emporté trop peu de

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