L’Inconnue de Birobidjan
vers la rive. Câest à peine si je peux dormir. Cette nuit, jâai revécu toutes ces journées du voyage jusquâau Birobidjan aussi nettement que si je me retrouvais dans le train. Câétait long ! Si long et si froid. Dix, douze jours. Peut-être plus. Et autant de nuits. Dâabord dans un vieux wagon aux banquettes de bois. Au centre du wagon, il y avait un poêle entouré dâune grille. On y brûlait de grosses bûches. Dans le noir, les plaques de fonte rougeoyaient. On a quitté Moscou avant lâaube. Il y avait surtout des femmes. Beaucoup allaient dans les usines dâarmement de Gorki. Des femmes âgées, dures, qui sâétaient décidées à rejoindre leurs filles et leurs petits-enfants dans lâOural, maintenant que les Allemands ne menaçaient plus Moscou. Avec des baluchons, des malles, des cabas. Il ne fallait rien abandonner dâutile et de précieux⦠Certaines avaient enfilé plusieurs couches de vêtements les unes sur les autres. Deux ou trois manteaux, des épaisseurs de jupons, des blouses. Il avait fallu les aider à grimper dans le wagon. Elles ne pouvaient plus bouger les bras. Elles riaient comme des fillettes pendant quâon leur retirait toutes ces couches. Dans le fond du wagon, deux ou trois hommes lançaient des plaisanteries. Des vieux édentés quâon nâavait pas envoyés à la guerre, des sans-famille, sans femme ni belle-fille pour prendre soin dâeux. Ils lorgnaient sur les cabas pleins de nourriture et de vodka. Les vieilles les rabrouaient comme des gamins, leur juraient quâils nây toucheraient pas. Ou alors quâils devraientse comporter en hommes. En vrais⦠Ãa plaisantait, ça criait et riait fort. On aurait cru que ces femmes partaient en vacances, tout heureuses de ce qui les attendait au bout du voyage. Mais ça nâa pas duré. Quand le train a pris son rythme, quand on a deviné les ombres de Moscou qui disparaissaient, plus personne nâa plaisanté. Terminé, le rire. On ne pensait plus quâà une chose. Toute cette vie, ce passé, ces émotions quâon abandonnait dans la grande Moscou. Les bonnes et les terribles. Ce genre de pensées que lâon a quand la mort est proche. Moi comme les autres. Jâavais la gorge nouée. Comme si je me doutais que jamais je ne reverrais Moscou.
Elle mâavait oublié. Comme elle avait oublié les murs de cette prison. Je nâosais pas faire un geste, pas même mâasseoir. Pas question de rompre le fil. Elle avait retrouvé cette manière de raconter qui me fascinait pendant les auditions. Mais, cette fois, le spectacle sâadressait à moi seul.
â Après le rire du départ sont venues les larmes. Les femmes nâont plus parlé que de la guerre. Des hommes quâelles y avaient perdus ou quâelles craignaient de ne plus revoir. Des fils, des frères, des maris. Même de leurs amants. Elles les appelaient par leurs petits noms dâamour. Elles racontaient leurs manies, leurs défauts, le moment de leur rencontre, leurs odeurs, les mots doux quâils avaient prononcés en partant pour la machine de mort. Tout ce qui leur manquait chaque soir et les empêchait de sâendormir les yeux secs. Certaines avaient tant pleuré quâelles nây parvenaient plus. Celles-là , dès le premier jour, elles ont bu. Elles se sont soûlées lentement jusquâà la nuit. Autrement, elles nâauraient pas pu dormir. Jâécoutais et je me taisais. Elles ne sâen étonnaient pas. Jâétais la plus jeune de tout le wagon. Elles ne sâintéressaient pas à moi. Elles nâavaient pas lâhumeur à la curiosité.
Encore un petit silence, une respiration.
â Jâai pris lâhabitude dâaller chercher des bûches pour alimenter le poêle. Quand on sâarrêtait dans les gares, il yavait toujours du bois sur les quais, mais il fallait se dépêcher. à peine le convoi ralentissait-il que des gens jaillissaient des wagons pour galoper jusquâaux tas de bûches. Comme jâétais la plus jeune, jâallais vite. Depuis le marchepied, les femmes du wagon me regardaient courir. Elles me criaient des encouragements. On se serait cru dans une vraie course⦠Câétait drôle. Jâavais emporté trop peu de
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