L’Inconnue de Birobidjan
Jâabandonnai mon chapeau sur un vase sans fleurs. Shirley portait un parfum que je ne lui connaissais pas. Subtil, épicé, doucement ambré. Peut-être un parfum français, cadeau dâun type ayant les moyens.
Un sac usagé en toile écossaise patientait au milieu du salon. Shirley me demanda si je voulais voir ce quâelle y avait rangé. Je déclinai lâoffre. Elle avait préparé deux verres sur la table basse et un pichet de lemon-gin. On était embarrassés comme des gosses. Câétait la première fois que je remettais les pieds dans cet appartement depuis des mois. Pendant une dizaine de secondes, il me sembla que je pouvais effacer tous ces mois dâun geste. Câétait plus que tentant. Dans un bref instant dâhallucination, la chair de Shirley sous la soie du kimono chauffa ma paume. Je respirai son parfum comme si ses lèvres effleuraient les miennes.
Elle dut sâen douter. Elle nâignorait pas grand-chose des mécaniques masculines. Elle sâécarta de moi, désigna le sac à ses pieds.
â Tu comptes le lui donner dans la salle dâaudience, Al ? me demanda-t-elle sans même avoir lâair de se moquer.
Jây avais un peu réfléchi. Pas beaucoup.
â Je dois pouvoir le lui faire parvenir à la prison. Lâattention dâun ami. Si tu nâas pas mis de bombe dedans, ça devrait passer.
â à moins que les matonnes se chargent de le vider.
Câétait une possibilité. Quasi une probabilité si Marina avait été une condamnée de droit commun. Je fis la moue.
â Peut-être pas vidé, seulement allégé.
Shirley esquissa un sourire.
â Ce serait dommage. Je lui ai trouvé une si jolie nuisette.
Comme je mâefforçai de rester de marbre, elle ajouta sur le même ton :
â Tu ne pourras pas lui faire parvenir le sac comme ça, Al. Miss Gousseïev est une hôte spéciale du FBI. Pas de visite, pas de courrier.
Jâaurais dû mâen douter.
â Comment le sais-tu ?
â Je suis repassée au travail après avoir fait tes emplettes. Le bureau du procureur venait dâenvoyer lâordonnance de Cohn.
Je grommelai un juron. Shirley lâavisée⦠Elle me tourna le dos pour aller prendre une enveloppe sur lâécritoire qui occupait une alcôve derrière le canapé. Elle me la tendit.
â Jâen ai profité pour te préparer çaâ¦
Je dépliai le papier à en-tête du sénateur Wood, président de lâHUAC. Ce nâétait rien moins quâune autorisation de visite à Marina Andreïeva Gousseïev. Un graffiti acceptable ornait le tampon du sénateur.
â Tu es folle, Shirley ! Tu sais ce que tu risques ?
â Pas autant que toi en présentant ça à la prison demain matin. Jâai passé un coup de fil. Ils attendent ta visite à sept heures trente. Tu apportes des vêtements de la part de la Commission et tu dois les remettre en main propre à lâespionne. Tâassurer quâelle est bien traitée.
On sâest regardés. Ses yeux brillaient de mille petites flammes.
â Ne tâinquiète pas. Je me suis fait passer pour Lizzie, la patronne du secrétariat. Elle a un épouvantable accent texan très facile à imiter. Et on a un vieux compte à régler, toutes les deux.
Je hochai la tête, à demi convaincu. Peut-être parce que je ne pus éviter de songer que jâavais un bon bout de route jusquâà lâOld County Jail. Lâheure de la visite fixée par Shirley ne me laissait plus beaucoup dâespoir pour un petit déjeuner sur le balcon de sa chambre.
Elle remplit les verres de lemon-gin, frôla mes doigts en mâoffrant le mien. Je respirai de nouveau son parfum. Elle recula dâun pas. Depuis longtemps mes pensées nâétaient pour elle quâun livre ouvert.
â Trop tard pour une petite fiesta. Bois ce verre, puis prends le sac et ton chapeau, Al.
â Shirleyâ¦
â Tu dois dormir, mon chou. Tu auras une longue journée, demain. Te lever tôt pour admirer le réveil dâune espionne russe et être en forme le soir pour dîner avec une femme qui compte bien retenir toute ton attention.
Je méditai ces paroles jusquâà mon appartement.
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