L’Inconnue de Birobidjan
mélèzes à perte de vue, les marais, les moustiques, une terre où rien ne pousse, le froid terrible lâhiver et la canicule lâété. Voilà pour la géographie. Mais, dans cette histoire de Birobidjan, la géographie, câest essentiel.
â Que voulez-vous dire ? demanda Wood.
â Le Birobidjan nâest pas seulement un Ãtat de lâUnion soviétique, monsieur, câest un Ãtat juif. Le premier Ãtat juif depuis la Bible, avant même la création dâIsraël, il y a quelques années. Une des plus jolies astuces de Staline, il faut le reconnaître.
â Vous pouvez nous expliquer ça, monsieur OâNeal ? interrogea McCarthy en haussant un sourcil.
LâIrlandais eut une moue de satisfaction. Bien sûr, quâil le pouvait. Il nâattendait que cela. Il nâavait plus besoin de lire ses fiches, il était dans son élément.
â Les Français appellent ça un coup de billard à trois bandes, monsieur. Comme vous le savez, depuis avant la Révolution de 1917, on ne compte plus les Juifs chez les communistes. On pourrait même dire que le communisme est une affaire de Juifs, jusque tout en haut, au Kremlin. à la fin des années 20, il y avait plus de Juifs que de non-Juifs au Politburo et chez les épouses des haut placés. Certains ont commencé à sâen inquiéter. Quelquâun autour de Staline a alors eu une brillante idée. Je crois bien que câest le vieux président, Kalinine. Depuis des siècles, les Juifs nâavaient plus de pays. On trouvait des Juifs partout, de lâAllemagne à lâUnion soviétique, dans toute lâEurope, mais ils nâavaient pas leur propre nation. Pourquoi ne pas leur en donner une ? Une bonne astuce. De quoi prouver au reste du monde que les bolcheviks étaient des gars généreux tout en réglant le problème des Juifs. Je veux dire, sans passer par les violences habituelles, les pogroms et ces trucs-là ⦠Bien sûr, de leur côté, les Juifs ne demandaient pas mieux. Depuis le temps quâils souhaitaient avoir un pays à eux ! Ne restaitplus quâun problème à régler : où placer ce nouveau pays sur la carte de lâURSS ? Câest là que lâOncle Joe a été très malin.
OâNeal se ménagea une pause. Câétait du mauvais théâtre. Son débit était rapide et ses gestes lents. Il prononçait mal et avalait ses mots. Les doigts de Shirley et de sa collègue, volant sur les claviers de sténo, peinaient à le suivre. à deux mètres de lui, le front incliné, Marina, immobile, fixait ses mains sur la table devant elle. Impossible de savoir si elle lâécoutait.
â Les Juifs proposèrent de sâétablir en Crimée ou en Ukraine. Beaucoup dâentre eux vivaient dans ces régions depuis dix ou douze générations. Mais la Crimée et lâUkraine, câétaient des régions riches. Beau climat, jolie terre, du soleil⦠Trop de belles choses pour que Staline les abandonne aux Juifs. Sans compter que les bolcheviks détestaient lâUkraine. Un pays de paysans que Lénine avait voulu mettre à genoux. Il fallait trouver un autre endroit. Ãa a pris deux ou trois années de réflexion, et les Japs ont fourni la solution à Staline. En 1931, ils ont envahi la Mandchourie. Ils se sont installés à Harbin comme chez eux. Autant dire quâils campaient sur le fleuve Amour. Ils pourraient franchir la frontière de lâURSS quand bon leur semblerait. On peut penser ce quâon veut de Staline, mais ce nâest pas le genre à se laisser endormir. Il a vite compris ce quâil risquait. Il a regardé la carte et a vu le grand vide devant les Japonais de Mandchourie : le Birobidjan. Il nâen a pas fallu plus pour le décider. En 32, le Birobidjan est devenu une « région autonome juive ». Le tour était joué. Peut-être que les Juifs nâétaient pas plus contents que ça dâaller sâenterrer au fond de la Sibérie. Mais, après tout, ce nâétait pas un camp de concentration, et lâOncle Joe leur offrait un pays. Ils nâallaient pas faire la fine bouche ! Et, ma foi, tout un petit monde a poussé dans ce trou perdu : des écoles, des usines, des kolkhozes, des
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