L’Inconnue de Birobidjan
casernes. On ne connaît pas les véritables chiffres, mais nos sources estimentà vingt ou trente mille les Juifs qui ont émigré là avec leurs synagogues et leur yiddish. Il faut dire quâil nây a pas eu que des Juifs. Aussi les autres, les vrais Russes, que la distance avec Moscou devait rassurer, je suppose. Et, en fin de compte, comme vous le savez, les Japs ont préféré nous attaquer à Pearl Harbor plutôt que sâen prendre à lâOncle Joe . Peut-être bien que cette histoire de Birobidjan a pesé son poids dans le choix des Japonaisâ¦
Il y eut un bref silence, comme pour laisser le temps au fracas de Pearl Harbor de traverser la salle. Le sénateur Mundt esquissa un signe de croix. Comme lâIrlandais ouvrait à nouveau la bouche, Nixon leva la main pour lâinterrompre. OâNeal ne se laissa pas faire.
â Pardonnez-moi, monsieur le représentant, il y a encore un détail. Je crois que ça vous intéressera. Cette colonie du Birobidjan a eu un certain succès auprès des Juifs étrangers à lâUnion soviétique. En fait, ici, chez nous, elle a été plutôt en vogue au début de la guerre.
â Comment ça ?
â Il faut vous souvenir, monsieur, quâà lâépoque la politique des Ãtats-Unis était de soutenir Staline. Le président Roosevelt a beaucoup donné aux Russes. Mais ça ne suffisait pas à Staline. Les Soviets ont fait du battage autour de leur projet. Ils ont présenté le Birobidjan comme un Ãtat ouvert : tous les Juifs du monde pouvaient y immigrer. Pas besoin dâêtre communiste. Du moins, câest ce quâils prétendaient. Les Juifs eux-mêmes se sont organisés pour obtenir du soutien ici et là . Par exemple, lâAgro-Joint a fourni toutes sortes dâéquipement agricoleâ¦
â LâAgro-Joint ?
â LâAmerican Jewish Joint Agricultural Corp., monsieur. Il y a eu aussi des collectes dâargent.
â Des Juifs américains ont vraiment émigré là -bas ? sâétonna Nixon. Dans cette steppe bolchevique ?
â Quelques centaines, oui, monsieur. Lâesprit de lâépoque y était assez favorable, même chez nous. Avec lesnazis au pouvoir en Allemagne, je veux dire⦠Un Juif soviétique, un acteur, Solomon Mikhoëls, a fait une tournée chez nous, à Hollywood et à New York. Pour donner des conférences sur un Comité antifasciste juif. Un de ces comités quâadorent les Soviets. Ce Mikhoëls a eu un joli succès. Des salles combles. Et quarante ou cinquante millions de dollars ramassés.
Il y eut des murmures parmi les sénateurs, autant à cause de la somme évoquée quâau nom de Mikhoëls. Cohn et Wood se tournèrent vers Marina pendant quâOâNeal ajoutait :
â Câétait ce quâespérait Staline, avec cette histoire de Comité juif : amasser autant de dollars que possible. On peut dire quâils se sont bien débrouillés.
McCarthy se trémoussa sur son fauteuil.
â à votre avis, ils venaient chez nous uniquement pour lâargent ?
LâIrlandais eut une moue dubitative. Il glissa un regard vers nous comme sâil se demandait si nous étions capables dâentendre ses secrets.
â Pouvez-vous répondre au sénateur McCarthy, monsieur OâNeal ? intervint Wood.
LâIrlandais reprit son air sentencieux.
â Ma foi, nous avons toujours pensé que cette tournée des Juifs antifascistes était une astuce pour mettre en place un réseau dâespionnage. Des espions juifs, bien sûr, des gens motivés pour la cause : faire en sorte que lâOncle Joe soit aussi fort que lâOncle Sam, si vous voyez ce que je veux direâ¦
â Vous pourriez être plus spécifique ?
â Pas beaucoup, monsieur. Il faudrait que vous demandiez par écrit des documents sur lâOSS. Ce que je peux vous préciser, câest que cet acteur, ce Mikhoëls, le président du Comité, servait sans doute de couverture à ceux qui lâaccompagnaient. Nous savons quâils étaient tous des agents du NKVD. Mikhoëls faisait les conférences et ramassaitlâargent. Eux sâoccupaient autrement. Remarquez, Staline ne leur en est pas reconnaissant. Il les fait
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