L’Inconnue de Birobidjan
Tout le monde lâaimait. Il a sauvé des vies, juives ou non. Il se sentait bien, là -bas. Il nâavait aucune envie de revenir ici.
Wood ne laissa pas le temps à OâNeal de répondre.
â Eh bien, il serait peut-être temps que vous nous racontiez comment vous avez rencontré lâagent Apron, Miss.
Birobidjan
Janvier 1943
Le drame commença la veille de leur arrivée. Birobidjan nâétait plus quâà six cents verstes. Un peu avant la nuit, le train sâarrêta dans une bourgade pétrifiée par le gel. Sous un auvent de bois, un panneau rouge voilé de givre annonçait :
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YEKATERINASLAVKA
OBLAST DU FLEUVE AMOUR
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Le hall de la gare, éclairé par une seule ampoule, était vide. Sur le quai, personne nâattendait de passagers. Aucun voyageur embarrassé de bagages ne guettait lâarrivée du convoi. Adossé à un maigre tas de bûches, un vieil homme somnolait près dâun brasero. Entre les oreillettes rabattues de sa chapka on devinait sa peau lisse et brune, ses yeux fendus. Un chaudron de soupe fumait sur les braises rougeoyantes.
Le train sâimmobilisa dans un fracas de freins. Des soldats sortirent de lâombre. Une trentaine, fusil en main, visage emmitouflé dans une écharpe de feutre. Lâétoile rouge brillait sur leurs chapkas. Ils se postèrent devant les portes des wagons. Un lieutenant au visage cuit par le froid lança des ordres dâun ton rogue. Wagon après wagon, en commençant par ceux de queue, les soldats libérèrent les femmes qui allaient chercher le bois et remplir des pots desoupe. Pour la première fois depuis le départ de Moscou, ce ne fut pas la ruée. La dernière voiture à pouvoir sâapprovisionner fut celle des Juifs. Marina ne sortit pas, elle se contenta dâentasser au pied du poêle la dizaine de bûches récoltées pendant que les enfant se jetaient sur le bidon de soupe que lâune des femme avait pu obtenir.
Une fois la dernière porte refermée, les soldats passèrent la bretelle de leur fusil à leur épaule. Tapant des bottes sur la neige, ils déambulèrent sur le quai. Tout devant, des cheminots remplissaient le tanker et la citerne de la locomotive. Le halètement placide de la chaudière rythmait lâattente. Celle-ci dura. Sans raison, le train ne repartait pas. Bientôt, la nuit fut complète.
Une ampoule sâalluma sous lâauvent. LâAsiatique avait disparu depuis longtemps avec son chaudron vide. Les dernières braises de son brasero sâéteignaient dans la neige.
Lâimpatience monta. Les uns et les autres commencèrent à poser des questions. Lâinquiétude attisa lâénervement. Ici et là , tout au long du convoi, des femmes ouvrirent les portes des wagons, apostrophèrent les soldats. Leurs voix aiguës de colère griffaient lâair glacé. Que se passait-il ? Pourquoi le train ne repartait pas ? Qui avait décidé dâempêcher les passagers de se dégourdir les jambes ? Combien de temps cela allait encore durer ?
Sous leurs écharpes, les soldats ne répondaient pas. Ils secouaient la tête, faisaient signe de rentrer dans les voitures. Quelques-uns reprirent leur fusil en main. Une jeune femme sâemporta. Elle sauta sur le quai, saisit la manche du soldat le plus proche. Un garçon dâà peine vingt ans. Le givre pailletait ses sourcils. La mauvaise lumière ôtait toute vie à son regard. Il repoussa la femme du plat de la main. Durement. Elle glissa, tomba sur les fesses, cria. Le soldat pointa le canon de son arme sur sa poitrine. Elle cessa de crier. Il arma la culasse. Le claquement du métal graissé résonna sous lâauvent. Les autres soldats lâobservaient de loin, sans plus taper des bottes. Chez les Juifs, des femmesavaient entrouvert la porte, mais aucune ne sâétait mêlée à la dispute. Le soldat fit un signe de son fusil. La femme se remit debout. Une de ses compagnes descendit la rejoindre. Elle lui prit le bras et lâentraîna vers le marchepied. Le soldat ne baissait pas son arme. Ses yeux étaient devenus aussi pâles que ses sourcils. Les femmes remontèrent dans leur wagon. Des portes claquèrent tout au long du convoi. Un autre silence sâinstalla.
Ce nâétait pas la première fois que le
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