L’Inconnue de Birobidjan
nourriture. Jâai eu vite fini mon panier. Elles mâont nourrie comme une enfant. « Mange, mange Marinotchka ! Il faut que tu puisses nous rapporter du bois ! »
Je souris avec elle par réflexe, jetai un coup dâÅil à ma montre. Il nous restait un petit quart dâheure. La gardienne passait et repassait derrière la porte vitrée. Marina nây prêtait pas attention. Je me décidai à mâasseoir. Elle ne sâen aperçut pas.
â Les questions sont venues. Juste ce quâil fallait. Elles ont demandé où jâallais et pourquoi. Je nâai pas dit : « Je vais me cacher au Birobidjan. » Jâai juste dit : « à lâEst, loin de Moscou. » Elles ont hoché la tête. « Tu ne vas pas à Gorki, alors ? â Non, plus loin. â Tu vas à Perm ? â Plus loin encore. » Cette fois, elles savaient. Au-delà , il nây a que la Sibérie. « Tu as de la famille, là -bas ? » Pourquoi nâai-je pas dit la vérité ? Peut-être parce que je devinais quâau mot « juif » elles changeraient dâattitude. Jâai fait un petit mensonge en hochant la tête. Câétait presque vrai. Je ne le savais pas encore, mais la grande famille des Juifs mâattendait. Les femmes nâont pas insisté. Elles croyaient comprendre. Elles imaginaient que jâallais rejoindre un mari, un amant dans lâun des milliers de camps de rééducation . Les camps du Goulag. Tout le monde les connaissait. Quand elles nâavaient pas dâenfants, plus de famille, certaines femmes allaient vivre près du camp où leur homme était prisonnier. Elles sâemprisonnaient elles-mêmes pour vivre encore une forme dâamour.
Marina ne me parlait pas. Elle murmurait ses souvenirs comme une caresse pour sâapaiser. Il me fallait tendrelâoreille. Peut-être se racontait-elle son histoire ainsi quand elle était seule dans sa cellule. Peut-être que non. Peut-être que tout cela nâétait encore quâun merveilleux artifice théâtral et quâelle avait besoin dâun public. Pourtant, ça ne changeait rien à sa sincérité. Jâaurais aimé que T. C. puisse lâentendre comme je lâentendais. Ãa lâaurait rendu moins cynique. Pour la première fois depuis son entrée dans le parloir, jâavais conscience quâelle était nue sous sa blouse. Comme si ses mots et sa peau suffisaient à la protéger.
â Pendant tout ce temps, jâai été « Marinotchka, la fille qui allait rejoindre son zek, son homme prisonnier ». à Gorki, beaucoup sont descendues. Dâautres, moins nombreuses, sont montées dans le wagon. Celles-ci se rendaient à Perm, de lâautre côté de la Volga, quelques-unes allaient vers Kouïbichev. Dans tous les bourgs où le train sâarrêtait, il en grimpait de nouvelles. Elles sâinstallaient avec leur cabas, leur odeur de neige, de glace. Le froid devenait plus dur. La chaleur du poêle nâétait plus aussi efficace. On gardait nos manteaux durant la nuit. Après il y a eu Kazan, Sverdlovsk. On était partis de Moscou depuis quatre jours. On avait passé les montagnes et on était encore à une demi-journée de Tcheliabinsk quand le train sâest arrêté à cause dâune congère. Il faisait nuit, on ne voyait rien. Au matin, le chef de train a annoncé que la neige recouvrait la voie sur au moins une demi-verste. On nous a donné des pelles, et chacun, femme ou homme, est allé déblayer les rails. La neige était si épaisse que ça a pris toute la journée. Une belle journée très claire et très froide. Nous étions à mi-pente. Au-dessous de la voie la forêt scintillait de givre. Au-dessus, le terrain ondulait, adouci par la neige qui crissait sous nos pelles. Creuser la neige nâétait pas fatigant. Rien à voir avec les tranchées de Moscou. Après ces jours passés dans le vacarme et le ballant infernal du train, câétait même un plaisir. Le silence était merveilleux. Les voix ne portaient pas. Notre haleine formait au-dessus de nous un petit nuage glacé, immobile, qui se maintenait dans lâair.Quand le soleil sâest incliné, les milliards de cristaux de
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