L’Inconnue de Birobidjan
juste après. Mets-toi bien dans la tête que tu nâes pas encore en règle, camarade. Le directeur Levine dit que tu es engagée au théâtre. Il a le document. On verra, le comité décidera.
Elle sâécarta aussi brusquement quâelle sâétait approchée. Le capitaine donnait des ordres, pressait la distribution de soupe.
â Ãa suffit, les larmes ! Ãa suffit, le train va repartir.
Il héla des soldats, leur ordonna de se rapprocher. Metvei Levine toucha le bras de Marina.
â La commissaire a raison, tu devrais descendre tes bagages.
Il la poussa vers le wagon. Une écuelle de soupe à la main, le patriarche la fixa. Elle sâimmobilisa, incapable de faire un pas de plus. Dâautres visages se levaient vers elle, puis se détournaient. Que pensaient-ils ? Quâelle les abandonnait ! Quâelle les trahissait, quâelle nâétait pas des leurs !
Elle se tourna vers Levine, ôta la couverture de ses épaules et la lui tendit.
â Ce nâest pas possible. Je ne peux pas rester ici. Je dois aller avec eux.
Levine ouvrit la bouche pour protester. Un cri dâenfant jaillit au-dessus dâeux :
â Pani, pani Marina !
Câétait la fillette qui lâavait appelée un peu plus tôt. Elle tendait la couverture bariolée. Derrière elle, un homme apparut, portant le sac et la valise de Marina.
Elle ne bougea pas. Levine la pria une nouvelle fois de prendre ses bagages. Lâhomme les lui tendit. Elle secoua la tête, les mots hors dâatteinte. Levine lança :
â Nadia, occupe-toi de ses bagages !
La jeune fille blonde qui avait protégé Marina du froid un peu plus tôt attrapa la valise quâon lui tendait, puis le baluchon et la couverture, que la fillette lui abandonna. Les soldats tenaient déjà les poignées de la porte. Marina cria. Lesenfants ouvraient des yeux immenses. Des femmes serraient leurs visages humides entre leurs paumes. Le patriarche fit un petit geste de la main, un adieu ou une caresse dans lâair. La porte du wagon se ferma. La locomotive cracha un jet de vapeur. La fumée sâenroula au-dessus dâeux et voila le soleil. Les roues du train tournèrent. Marina sâélança. La longue main de Levine agrippa son bras.
â Non ! Je tâen prie, camarade. Ãa ne sert à rien.
Â
Dans les semaines qui suivirent, Marina demeura hantée par la pensée de ce convoi disparaissant derrière un talus de neige.
La fumée de la locomotive stagna longtemps au-dessus des rails vides, telle une nuée de ténèbres dans le ciel resplendissant de soleil. Aveuglante, la neige immaculée se reflétait contre la grande verrière en demi-lune du fronton de la gare. Le quai se vidait. Le petit groupe venu attendre le train disparut dans le hall. Leurs bassines vides tintèrent comme des cloches dans lâair glacé. Les soldats sâéloignèrent, nonchalants, sans avoir repris le rang. La brume dorée de leur haleine moutonnait entre les canons de leurs fusils. La politruk, suivie du capitaine, était déjà hors de vue. Klitenit, le vice-président du comité, sâécarta de Levine pour rejoindre à son tour le hall de la gare. Marina lui barra le chemin.
â Que vont-ils devenir ? à Khabarovsk, que vont-ils devenir ?
Metvei Levine répondit à la place de Klitenit :
â Des gens sâoccuperont dâeux. Ce nâest pas la première fois.
Marina lâignora, patienta pendant que Klitenit tirait un paquet de cigarettes de sa tunique. Un paquet neuf, aussi rouge que le drapeau soviétique. Il ôta un gant pour en faire sauter la bande, déchirant les lettres dorées de CCCR.
â Peut-être quâon les renvoie dâoù ils viennent, marmonna-t-il en glissant une cigarette sous sa moustache jaunie.Peut-être aussi quâon les installe quelque part en attendant la fin de la guerre.
â Dans un camp ? Un camp de zeks ?
Levine intervint à nouveau. La camarade Gousseïeva devait être épuisée. Il fallait se défier du soleil dâhiver, à Birobidjan, il masquait la férocité du froid⦠Pourquoi nâallait-elle pas boire un thé, au chaud au buffet de la gare ?
Ni Marina ni Klitenit ne lui prêtèrent attention. La jeune
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