L’Inconnue de Birobidjan
venir ici, câest grâce à lui. Il a émigré au Birobidjan juste avant la guerre. Avant, il dirigeait le théâtre juif de Lipestsk. Tout le monde dit que câest un grand directeur. Mais en fait, il est écrivain. Presque un poète. Il écrit des pièces en yiddish. Il a même traduit Les Trois SÅurs de Tchekhov, et sur lâaffiche il y a écrit fartaïtcht un farbesert , « traduit et amélioré », par Metvei Levine. Tu verrasâ¦
Le serveur déposa des verres de thé devant elles. Frissonnante, Marina serra le sien entre ses mains glacées. Nadia se tut, avala de petites gorgées fumantes en lâobservant de ses immenses yeux noirs scintillants de curiosité.
â Tu lui as plu, reprit-elle. Je lâai vu tout de suite, que tu lui plaisais. Il est tellement content dâavoir une nouvelle actrice. Et qui vient de Moscou !
Elle eut une grimace enfantine.
â Il est beau, nâest-ce pas ? Toutes les femmes de Birobidjan le trouvent beau. Il faut dire quâici, un homme comme luiâ¦
Elle sâinterrompit, rougissante. Marina sourit.
â Il tâa appelée Nadia, maisâ¦
â Nadia Sarah Leventhal. Je vais bientôt avoir dix-neuf ans. Je veux devenir institutrice. Je nâen croyais pas mes yeux, tout à lâheure, sur le quai, quand la politruk tâa fait descendre du train. Si Metvei nâavait pas insisté, en ce moment tu filerais vers Khabarovsk avec les autres. Je croisque la grosse Zotchenska â câest son nom, à la politruk : Mascha Zotchenska â le craint un peu. Ou peut-être quâelle est amoureuse de lui ? Comme toutes les autresâ¦
Le rire de Nadia était doux et cruel, plein de jeunesse. Depuis quand Marina nâavait-elle plus entendu cette joie, cet appétit de vivre ?
Â
Quand Marina se fut réchauffée, Nadia lâentraîna à travers les rues de Birobidjan.
â Viens, il faut préparer ta chambre avant la nuit. Il fait nuit très tôt, ici. Et on nâa pas beaucoup de lumière dans les chambres. Il faut faire attention.
En ce mois de janvier 1943, Birobidjan était une bourgade transie et terrée sous la neige. Le soleil rasant de lâaprès-midi déformait les ombres dans les quelques rues tout en longueur. On y croisait peu de monde. Dans la très large avenue face à la gare, des silhouettes pressées filaient, inclinées sous des sacs à dos. Des enfants allant faire une course surgissaient au coin des rues perpendiculaires. Un traîneau aux clochettes bruyantes. Un vieil homme suivi dâune mule à la hure prise de givre qui répondit dâun grognement inaudible au salut de Nadia.
Ãtrangement, derrière les talus de neige, il semblait y avoir plus dâarbres que de maisons, comme si le bourg surgissait de la forêt. Toutes les constructions étaient en bois et beaucoup nâétaient pas encore terminées. Nadia pointa du doigt une grande étendue plate qui cessait brusquement à la lisière dâune forêt de bouleaux.
â Câest notre fleuve : la Bira. Pas le fleuve Amour ! Ne te trompe pas, gloussa-t-elle sous sa capuche de fourrure. Pour lâAmour, il faut aller plus loin. Bien plus loin ! Demain, je tây emmènerai. Tous les jeunes de Birobidjan sây retrouvent pour faire du patin, les garçons comme les filles. Viens, on va par là , maintenant.
Elles sâengagèrent dans une autre rue, plus étroite, bordée de bâtisses de rondins. Certaines étaient peintes de couleursvives, dâautres, récentes, laissaient voir le bois noirci par lâhumidité. Dâautres encore, inachevées, ne possédaient pas de toit, et leurs charpentes surgissaient dans le bleu du ciel comme des pattes dâinsectes géants. Ici et là , derrière dâépais volets entrebâillés, on devinait des ateliers, des petits commerces. Et partout des écriteaux en russe et en yiddish.
â Tout ce dont on a besoin, on le trouve au grand marché, déclara Nadia. Câest lâendroit que jâaime le plus dans Birobidjan. Câest juste un hangar avec un toit immense, mais quand tout le monde est là , à vendre et à échanger, câest comme une fête. En hiver, un peu moins, bien sûr. Ceux qui se sont installés dans des
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