L’Inconnue de Birobidjan
fermes viennent moins souvent. Avec la neige et les traîneaux, câest pas facile. Voilà , on arrive chez nousâ¦
La datcha principale était de celles construites par les premiers immigrants, au début des années 30. Pour cette raison, elle avait été dévolue à lâaccueil provisoire des nouveaux venus.
â Mais tu sais comment câest, le provisoire. Moi, je suis là depuis deux ans, et je ne sais pas jusquâà quand encore. Chaque fois que jâen parle à Metvei, il me dit : « Pourquoi veux-tu partir dâici, câest très bien pour une jeune filleâ¦Â » Je suppose quâils me laisseront là jusquâà ce que je me marie ! Toi, tu auras peut-être plus de chance.
Ici comme à Moscou, ou dans nâimporte quelle ville dâUnion soviétique, la plupart des gens vivaient dans des maisons communes. Cependant, les datchas spécifiquement construites pour la vie communautaire étaient mieux conçues que les immeubles bourgeois aux appartements massacrés, transformés en taudis pour entasser le plus de familles possible. Ouvrant de part et dâautre dâun grand couloir central, les chambres étaient spacieuses. Chacune possédait la même petite lucarne, un lit monté sur un coffre, une table, des rayonnages. La cuisine commune, seule pièce à être dotée de lâélectricité, possédait plusieurs foyers, une longue table et des bancs. Des braises rougeoyaient dansdeux grands samovars. De lourds vaisseliers peints étaient surchargés de vaisselle, les murs décorés dâimages découpées dans des revues. Lâinévitable portrait de Iossif Vissarionovitch était suspendu tout près du plafond, entre deux poutres, ce qui ôtait beaucoup dâélan à son regard.
Nadia ne tenait pas en place. Elle empoigna la main de Marina et lâattira à lâautre bout du couloir en faisant la grimace.
â Je vais te montrer tout de suite ce qui ne va pas te plaire, annonça-t-elle.
Câétait la salle dâeau commune. Il nây avait ni lavabo ni baignoire. En guise de douche, un baquet de zinc était fixé sur un portique. Il fallait le remplir dâeau chaude pour quâil se vide par un tuyau de caoutchouc rose. Le sol de bois était spongieux, gorgé dâhumidité glacée. De vieux miroirs pendaient au mur.
â En été, ça va encore, mais maintenant⦠Tu feras comme nous. On garde une cuvette dâeau dans notre chambre pour tous les jours, et quand on veut être propres, on va à lâisba chaude. Pour les filles, câest le vendredi, la veille du shabbat. Même si personne ne fait shabbat. Câest bien, on est entre femmes. Il y en a qui savent masser. Tu aimeras, jâen suis sûreâ¦
Marina dut tenir encore quelques heures avant de pouvoir sâallonger sur son lit.
Le premier vrai lit depuis deux semaines. Une couche de laine qui ne bougeait pas, qui tenait chaud. Entourée de silence.
La tête lui tournait. Nadia avait tourbillonné autour dâelle pour installer sa chambre. Même sâil y avait eu très peu à faire. Quelques autres locataires de la datcha, toutes des femmes, étaient venues la saluer. On lui avait apporté du thé, des biscuits. On sâétait enquis dâoù elle venait et pourquoi. Nadia avait répondu à sa place. Avait raconté par le menu lâarrivée à la gare. Les femmes avaient embrassé Marina. Quâelle fût actrice ne les impressionnait pas et lesravissait. Elles lui vantèrent le théâtre : le plus beau bâtiment de Birobidjan. Elle verrait demain. Comme tant de choses. Toute une vie commençait.
â Sois la bienvenue à Birobidjan ! Dieu te bénisse ! Si tu as besoin de nous, tu demandes. Ici, il faut sâentraider. On est là pour ça. Au début, ce nâest pas facile, mais tu verras, on sây fait. Ce nâest pas si mal. Par ces temps dâenfer, tu peux bénir le Ciel qui tâenvoie ici, ma fille. Il y en a qui sont bien plus mal lotis !
Et aucune nâavait soupçonné que Marina Andreïeva Gousseïev nâétait pas juive. Déjà , comme si sa seule présence valait toutes les preuves, elle était des leurs. Elle devenait une autre.
« Le Ciel qui tâenvoie iciâ¦Â »
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