L’Inconnue de Birobidjan
le marmonnement des voix, le vacarme du train ne cessaient de traverser.
Un grincement de ferraille plus violent que les autres la réveilla. Des doigts de soleil faisaient danser des ombres dans le wagon. Les enfants se bousculaient devant les fenêtres. Ils en avaient fait fondre la glace avec une plaque du poêle. Essuyant de la manche le givre que leur haleine faisait sans cesse renaître, ils scrutaient lâimmense plaine de neige. Les bagages, les baluchons, les manteaux étaient rangés comme sâils devaient être transportés sur le quai au prochain arrêt.
Durant quelques secondes, Marina crut à un miracle. Avait-on appris quelque chose pendant quâelle dormait ?Allait-on malgré tout descendre à Birobidjan ? Mais non, câétait impossible. Ce nâétait quâune folie. Une absurdité. Ces femmes et ces hommes nâavaient-ils donc pas compris ce qui les attendait ?
Puis elle vit leurs visages. La dureté des yeux rougis. Les lèvres serrées. Les regards de pierre.
Si, bien sûr, ils savaient.
Mais ils se tenaient prêts. Ils se préparaient au pire. Ce nâétait pas la première fois que cela leur arrivait. Ils en avaient lâexpérience. Nâavaient-ils pas fui devant les nazis ?
Lâune des femmes sâaperçut que Marina ne dormait plus. Elle versa un peu de thé brûlant dans un gobelet de fer, sâapprocha. Pendant que Marina buvait, elle désigna la valise et le sac ouverts, les vêtements éparpillés, la trousse de toilette. De la main, elle lui fit signe de ranger à son tour. Elle aussi devait se tenir prête.
Marina haussa les épaules. La femme insista, lui frôla la joue dâune caresse. Marina se souvint du geste maternel de lâépouse de Mikhoëls. La caresse de cette femme possédait la même tendresse endurante, compréhensive. Les sourcils levés, un éclat moqueur dans le regard, la femme agita les mains. On aurait cru quâelle faisait passer une balle invisible dâune paume à lâautre. Elle murmura :
â Meshané mazl ! Meshané mazl !
Marina entendait ces mots pour la première fois. « La chance tourne ! »
Qui peut savoir quand la chance tourne ?
Oui, un jour ou lâautre, cela advient. Le malheur aussi se lasse. Il faut se tenir prêt, être patient. Nâétait-ce pas ce quâelle avait dit elle-même au patriarche : Geduld, geduld !
Elle prépara ses bagages. Sans cesser de penser que câétait absurde. Jamais sa valise et son baluchon ne se poseraient sur le quai de la gare de Birobidjan.
Pour sâapaiser, elle sâapprocha des enfants. Ils lui firent de la place devant les vitres. Des fillettes lui enlacèrent le cou comme elles lâauraient fait avec une grande sÅur. Le trainavançait à peine plus vite quâun traîneau. La steppe blanche, infinie, mollement ondulée, glissait sous leurs yeux. On nây devinait aucune route. Pas même la trace dâun animal. Lorsque la voie longeait un escarpement, un talus, la fumée grasse de la locomotive poudrait la neige dâun énorme coup de pinceau noir. Une balafre de suie qui sâenfonçait dans le blanc comme lâencre dâun tatouage dans la peau.
Un garçon cria. Un mur de rondins surgit dans un repli de neige. De la fumée zigzaguait dans lâair scintillant. Dans lâheure qui suivit, dâautres isbas apparurent. Les enfants les pointèrent du doigt à grands cris. Derrière, les parents restaient assis, silencieux. Les yeux clos, le patriarche paraissait dormir, ses mains enveloppées de mitaines croisées sur son ventre.
Les isbas devinrent plus grandes. Entourées de granges. Le train traversa un village. Des gens se dressèrent sur un traîneau, levèrent le bras pour saluer. Leurs lèvres bougeaient mais on ne les entendait pas. Les enfants crièrent en retour, agitant les mains contre les vitres.
Un chemin de neige longea la voie. On y vit dâautres traîneaux, de longues maisons de bois, une houle cassée de toits recouverts de neige, de la fumée bouffant hors des cheminées, les entrepôts dâune scierie, la haute cheminée dâune briqueterie, un écriteau en yiddish. Le patriarche se leva, vacillant dans le ballant du train. Ils entraient dans Birobidjan.
Pendant des
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