L’Inconnue de Birobidjan
Nadia fixait Marina avec fascination. Elle lui recouvrit les épaules de la couverture bariolée. Marina lâenroula contre sa poitrine. Klitenit lâobservait. Il inspira une longue bouffée de sa cigarette, puis en exhala la fumée, qui sâaccrocha aux poils de sa moustache.
â Tu veux la vérité, camarade ? La vérité, câest quâon nâen sait rien, de ce quâils deviennent. Une chose est sûre : ils auraient mieux fait de ne pas mettre les pieds dans ce train.
â Peut-être quâils nâavaient pas le choix ?
â Câest possible. Très possible. Mais nous non plus, on nâa pas toujours le choix.
Sans un mot de plus, il sâéloigna. Nadia tira Marina par le bras.
â Il ne faut pas rester ici. Tes larmes gèlent sur tes joues. Elles vont tâarracher la peau.
De la pointe des doigts, Marina tâta la pellicule craquante de larmes gelées. Elle pleurait sans sâen rendre compte. Nadia lui retint le poignet.
â Surtout, ne touche pas ! Tu vas te déchirer la peau et tu auras le visage couvert de croûtes.
Ensuite, pendant un long moment, ce fut comme une nausée dâivresse. Marina ne résista pas quand Levine et Nadia la poussèrent tel un pantin dans la gare. Après tant de jours passés à lutter contre le froid, Marina suffoqua dans la chaleur du hall. Ne plus sentir le ballant du train, ne plus respirer la puanteur du wagon, lâodeur de métal chaud, de la rouille et de la suie, lui fit tourner la tête. Elle eut à peine conscience des regards qui la scrutaient lorsquâils traversèrent le hall dâaccueil où un immense portrait de Staline recouvrait un mur. Avec ses tables rondes drapées de nappes blanches, la salle du buffet lui parut aussi aveuglante que la taïga enneigée.
à la demande de Nadia, un serveur aux traits asiatiques apporta un bol dâeau à peine tiède. La jeune fille y trempa un mouchoir, lâimprima sur les joues de Marina. La glace des larmes fondit. Marina gémit. Il lui semblait que mille aiguilles piquaient sa chair.
Un autre portrait de Staline était suspendu au-dessus du bar. Une photographie retouchée peinte avec des tons doux. Il y apparaissait jeune, tendrement souriant. Plus jeune et plus tendre quâil lâavait été quand Marina sâétait trouvée nue sous ses mains. Et ses yeux, dâoù quâon se trouve dans la salle du buffet, paraissaient pouvoir vous fouiller jusquâaux tréfonds de lââme.
Pendant quelques secondes, Marina eut la sensation délirante quâil la regardait bel et bien. Un sanglot de panique retenu depuis des heures, des jours et peut-être bien des années, manqua de lâétouffer. Nadia redoubla ses caresses, Levine sâagenouilla. Toute la salle maintenant les observait. Marina marmonna des mots heureusement incompréhensibles. Ou peut-être ne les prononça-t-elle pas, sâadressant seulement mentalement à Iossif Vissarionovitch : « Tu vois, je suis là . Tu lâas voulu, je suis là  ! »
Nadia et Levine se méprirent, murmurèrent quâelle ne devait plus rien craindre, que tout allait bien se passer, quâelle était désormais en sécurité.
â Personne ne te fera repartir de Birobidjan, je te le promets, assura Levine en lui serrant les mains avec chaleur.
Les yeux clos elle approuva, chassant du mieux quâelle le pouvait cette folie du regard de Iossif Vissarionovitch qui lui brûlait la poitrine. Nadia lui baisa la joue, Levine se redressa en souriant de toute sa beauté.
â Nadia va sâoccuper de toi, Marina Andreïeva. Elle te montrera tout ce dont tu auras besoin. Tu verras, câest unefille formidable. Par chance, il y a une chambre libre juste à côté de la sienne dans la datcha principale. Tu pourras tây installer à ton aise. Et je tâattends au théâtre demain matin tôt. Nadia tây conduira.
En un geste cérémonieux, inattendu, Levine lui saisit à nouveau la main et sâinclina comme sâil allait lui faire un baisemain. Des regards le suivirent jusquâà la porte. Nadia annonça :
â Câest mon cousin.
Marina demeura sans réaction. La jeune fille précisa :
â Metvei : câest mon cousin. Si jâai pu
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