L’Inconnue de Birobidjan
jours, le cÅur battant dâespoir, ils avaient attendu ce moment. à présent, ils serraient les poings pour masquer le tremblement de leurs mains. Les visages sâétaient figés. Les enfants redevinrent silencieux, sâécartèrent des fenêtres. Marina évita les regards qui se tournaient vers elle. Le sifflet du train annonçant la gare les pétrifia.
Le convoi sâimmobilisa dans le crissement habituel de ferraille. Du fronton souligné de rose et orné de lettres hébraïques qui annonçaient Birobidjan, ils ne virent rien. Au-dessus de lâauvent, une immense banderole en cyrillique recouvrait la façade :
Â
Tout pour le front, tout pour la victoire
Â
Comme la veille à Yekaterinaslavka, des soldats prirent place le long des wagons, fusil au poing. Personne ne chercha à descendre sur le quai. Pourtant, leur porte coulissa presque aussitôt. Lâofficier qui sâengouffra dans leur voiture portait les étoiles de capitaine sur le col de son manteau. Un homme au visage large, charnu et sans âge, la barbe courte semée de friselis de givre. On devinait difficilement ses yeux sous les paupières gonflées par les veilles et lâalcool. Une femme le suivait. Une politruk. Grande, sanglée dans une tunique molletonnée, les hanches larges, le pantalon bouffant enfoncé dans des bottines de feutre. Deux épaisseurs de foulards lui recouvraient la tête. Ce fut elle qui réclama les passeports en tendant sa paume gantée de cuir. à son côté, indifférent, le capitaine marmonna en yiddish :
â Kontrol ! Kontrol !
Les documents changèrent de main en quelques secondes. La politruk ne les consulta pas. La liasse de papiers dans le poing, elle redescendit aussitôt sur le quai. Le temps que la porte coulisse, Marina entrevit un petit groupe dâhommes et de femmes. Les femmes portaient des paniers, de grandes bassines fumantes. Tous jetèrent des regards avides à lâintérieur avant dâêtre effacés par le roulement de la porte qui se refermait. à lâintérieur aussi, on les avait vus. Il y eut un murmure. Le capitaine hocha la tête, rigolard.
â Oui, oui, de quoi manger. Broyt, puter et bortsch . Tout à lâheure, tout à lâheure. Après le contrôle. Patience. Geduld !
Il tira une blague à tabac de sa poche et, du pouce, en bourra une pipe recourbée. Il avait repéré Marina derrière les femmes. Il lui adressa un clin dâÅil. Elle détourna la tête. Il alluma sa pipe, lança à nouveau quelques phrases en yiddish mêlé de russe. Seul le patriarche répondit.
Il désigna du menton les uns et les autres. Marina devina quâil expliquait dâoù ils venaient. Le capitaine lâécoutait,tirant sur sa pipe à petites bouffées, lorgnant encore sur Marina. Le vieux prononça le nom de Birobidjan, lâofficier agita sa pipe.
â Non, non ! Impossible : interdit. Birobidjan farmakht  !
Une femme éclata, sâécria :
âAzoy ?
Elle repoussa la main du patriarche qui voulait lui imposer le silence, montra les enfants, débita un flot de mots avant de se taire dâun coup. La porte du wagon sâouvrit. Demeura ouverte. Le froid chassa la chaleur dâun souffle. La politruk entra, la liasse des passeports toujours dans la main. Elle fixa Marina.
â Tu es la camarade Gousseïeva ?
Marina fut si surprise quâelle ne réagit pas. La politruk répéta :
â Tu es la camarade Gousseïeva ou tu ne lâes pas ?
â Oui⦠Câest moi.
â Descends sur le quai.
â Mais pourquoi ?
â Descends et tu sauras. Dépêche-toi ou tu vas faire geler tout le monde.
La pipe entre les dents, le capitaine marmonna :
â Prends ce qui vient, ma fille, discute pas.
Il lui saisit le bras, la poussa dehors. Marina respira lâodeur de la neige, du métal chaud. Le froid lui mordit la gorge, transperça ses vêtements. Elle était sans manteau. Elle claqua des dents, esquissa un geste pour rouvrir la porte.
â Attends !
La voix jaillit derrière elle. Une voix de jeune fille.
â Tu vas prendre froid après la chaleur du wagon.
Une fille dâà peine vingt ans, blonde, boulotte, au grand sourire. Elle jeta une
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