L’Inconnue de Birobidjan
obscurité et un silence pareils ? à son réveil, elle avait eu la sensation dâavoir été transportée dans un monde inconnu, mystérieux. Le moindre geste, la moindre habitude devaient être réappris.
Levine devinait, comprenait. Il lâavait aidée à se débarrasser de la couverture et du manteau. Lui avait saisi le coude pendant quâelle ôtait ses bottes de feutre. Marina avait perçu la chaleur de ses longues mains délicates contre son bras malgré les couches de vêtements.
â Les premiers temps à Birobidjan sont toujours étranges. Nous lâavons tous vécu. Surtout quand on arrive de la ville. De Moscou, ce doit être encore pire : une vraie province. Même pas celle de Tchekhov. Mais nous, nous construisons un nouveau monde, nâest-ce pas ? Et grâce à lui.
Il désigna la grande photo de Staline suspendue derrière son bureau. Marina se dégagea doucement de son emprise. La pièce était meublée avec soin et décorée selon la tradition soviétique des bureaux des hommes de pouvoir. Desaffiches de propagande de lâArmée rouge et des bannières brodées dâécussons et dâinscriptions yiddish alternaient sur les murs avec des photos de scène. On y voyait Metvei Levine maquillé et en costume, seul ou avec dâautres acteurs, jouant ou saluant le public. Sur lâun des clichés, où Levine devait être plus jeune dâune dizaine dâannées, Marina reconnut le visage si particulier de Mikhoëls grimé et costumé.
Levine avait guetté sa surprise.
â Je connais Solomon Mikhoëls depuis très longtemps. Il a été mon maître. Sans lui, ce théâtre ne serait pas ce quâil est.
â Je nâavais pas compris que tu jouais aussi.
â Pour diriger un théâtre comme celui-ci, il faut savoir tout faire : lâacteur, le metteur en scène. Et même écrire et adapter. Câest ce que faisaient nos célèbres anciens, nâest-ce pas ?
Levine vibrait de fierté.
â Il faut dire aussi que notre troupe est aujourdâhui bien réduite. Dâailleurs, tu ne vas pas pouvoir rencontrer nos camarades acteurs avant quelques jours. Ils sont en tournée à Khabarovsk. Câest une de nos tâches : assurer des spectacles dans les villes de la région. Et câest bon pour le Birobidjanâ¦
Il avait tiré deux verres de thé bouillant dâun samovar électrique.
â La fée électricité arrive jusquâau théâtre, comme tu peux le constater. Ce nâest hélas pas encore le cas dans tout Birobidjan. Prends ton verre, sâil te plaît, et suis-moi. Il est temps que tu voies le cÅur de notre merveille.
Ils avaient parcouru en vitesse le foyer, les loges, les ateliers des costumières et des décorateurs avant de traverser le fouillis habituel des coulisses pour enfin pénétrer dans la cage de la scène. Levine bascula le manche dâun gros interrupteur. Deux projecteurs éblouirent le plancher pâle du plateau.
â On use des projecteurs mais, quand il le faut, la tradition est respectée : on se contente des photophores à bougie.
Il montra les vasques de verre qui bordaient le devant de la scène face à pénombre de la salle. Lâespace était plus vaste que Marina ne lâavait imaginé. Côté jardin, une estrade suspendue doublait le plateau. Levine expliqua que des musiciens sây tenaient à lâoccasion, « entre terre et ciel, comme cela doit être avec la musique ! ».
à la manière italienne, un rideau pourpre accroché aux cintres refermait la portion la plus haute du cadre. Les côtés étaient masqués par deux étroites tentures tombant en plis amples. Levine bascula le manche dâun second interrupteur. Un énorme lustre à pampilles illumina la salle.
Celle-ci dessinait un rectangle profond aux angles arrondis. De part et dâautre dâune large allée centrale sâétageaient les rangées de fauteuils en bois sombre. Une fausse rambarde en coursive remplaçait le balcon. Sur son fond rouge sang se détachaient de longues lignes de caractères hébraïques. Au-dessus, les murs étaient décorés de fresques. En trompe-lâÅil, des images, vives et réalistes,
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