L’Inconnue de Birobidjan
Si cette femme avait su !
Le visage de Iossif Vissarionovitch revint la hanter. Pas le visage jeune et tendre de la photographie qui lâavait happée dans le buffet de la gare. Le vrai visage aux joues grêlées quâelle avait caressé dans la nuit de novembre 32 ne sâétait jamais effacé de sa mémoire. Mais, tout au contraire de ce qui était arrivé dans la gare, il avait perdu un peu de son pouvoir de terreur.
Comme si le froid et lâimmensité de la Sibérie qui pétrifiaient la datcha et la ville accomplissaient déjà leur Åuvre. Comme si elle était parvenue au bout de lâépreuve en sâengloutissant dans cette ville minuscule, à peine née, étrangère.
Birobidjan.
Sa prison et tout lâespoir de sa nouvelle vie de femme juive !
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â Marina Andreïeva, nâest-ce pas le plus merveilleux théâtre du monde ?
La voix de Metvei Levine résonnait dans les cintres. Vêtu de noir, il faisait sonner ses bottines sur la scène. Un chandail au col croisé soulignait la finesse de sa silhouette et lâharmonie de ses traits.
â Tu vas lâaimer. Ce théâtre a une âme. Une âme qui ne va cesser de forcir.
Marina lâobservait avec fascination. La beauté de Levine était presque trop parfaite. Il en jouait avec lâart de celui qui connaît son pouvoir depuis longtemps.
à peine une heure plus tôt, dans le grand gel du jour tout juste levé, Nadia avait accompagné Marina jusquâau théâtre. Le bâtiment était dâune modernité inattendue. Une façade très géométrique, un haut fronton rectangulaire bordé de deux coulées étroites de vitrage à encadrement métallique. Sur son faîte, au-dessus de lâorbe tendu dâun balcon, de grandes lettres rouges annonçaient en cyrillique et en yiddish :
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Théâtre juif dâÃtat
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Le porche central était soutenu par des colonnes de béton peintes dâun blanc éblouissant. De part et dâautre, deux ailes parfaitement proportionnées ouvraient leurs baies vitrées face à lâimmense esplanade enneigée qui reliait le théâtre au fleuve pris par les glaces. à lâarrière de cette façade dâune magnifique simplicité sâétendait le long corps central du théâtre, enveloppant la grande salle et les resserres à décors. Câétait là , sur le côté, que Nadia avait conduit Marina. Une porte secondaire rouge donnait accès aux couloirs privés du bâtiment. Nadia avait tiré sur le câble dâune cloche intérieure. Sans attendre que la porte sâouvre, elle était repartie en courant vers la rue principale, criant :
â Tu ne peux pas savoir comme je suis contente que tu sois là , Marinotchka ! Et Metvei aussi. Tu verras.
Quelques secondes plus tard, Levine avait ouvert la porte lui-même. Il avait ri de la découvrir emmitouflée, par-dessus son manteau et son bonnet, dans la grande couverture multicolore offerte par les Juives du train.
â Marina Andreïeva ! Qui te reconnaîtrait sous toutes ces épaisseurs ? Le froid nâest pas si terrible. Tu tây feras bientôt, comme nous tous.
La saluant avec effusion, sâenquérant de son installation dans la datcha commune. Avait-elle tout ce quâil lui fallait dans sa chambre ? Sây sentait-elle bien ? Les femmes lâavaient-elles bien accueillie ? Elle ne devait pas craindre de réclamer lâaide de Nadia.
â Sous ses airs de petite femme, ce nâest encore quâune enfant. Mais charmante et si pleine de vie ! Tu peux compter sur elle autant que sur moi.
Quant à la régularisation administrative de son arrivée au Birobidjan, elle ne devait pas sâen inquiéter. Tout se passerait bien, ce nâétait quâune formalité. Dâailleurs, il lâaccompagnerait tout à lâheure devant la commissaire. Il avait son mot à dire au comité en tant que directeur du théâtreâ¦
Marina lâavait remercié. La sollicitude démonstrative de Levine lâétourdissait autant que la chaleur du théâtre, la profondeur du sommeil où elle avait sombré la nuit précédente ou la nouveauté de chaque chose. Depuis quand nâavait-elle pas dormi dans une
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