L’Inconnue de Birobidjan
représentaient les débuts de lâimmigration au Birobidjan, des danses, le défrichage des forêts. Elles alternaient avec les visages, encore inconnus pour Marina, des pères du théâtre yiddish : Avrom Goldfaden, Mendel Mokher Sforim, Cholem Aleikhem et Itzhak Leibush Peretz. Tout au fond, au-dessus de lâentrée, un haut portrait de Staline recevait lâéclat dâun lumignon doré.
Levine sâaccroupit, posa son verre sur le plancher de la scène. Face à la salle, il répéta :
â Une âme⦠La sens-tu, Marina Andreïeva ? Ãcouteâ¦
Toujours accroupi, le visage tendu, il se tut. Il nây eut plus que le silence froid, lâodeur de poussière humide, un peu âcre, si communs dans les théâtres vides.
Levine se redressa doucement.
â Un théâtre nâest pas seulement fait de la brique de ses murs et de la chair de ses acteurs. Il a un cÅur violent etune âme. Celui-ci possède lââme des milliers dâannées de notre histoire.
Il parlait bas, détachait les mots avec soin. Sa main droite accompagnait ses paroles de brèves glissades, comme sâil caressait lâair. Marina demeura silencieuse.
â Bien sûr, tu es sans voix. Tu ne tâattendais pas à cela, nâest-ce pas ? Un pareil joyau ici, au milieu des isbas et des loups de la taïga, qui pourrait y croire ? La copie dâun vieux théâtre de Varsovie⦠Pourtant, lââme ne suffit pas, Marina Andreïeva. Ton arrivée est un don du ciel ! Il y a encore cinq ans de cela, la troupe comptait plus de vingt comédiens, une demi-douzaine de musiciens, un directeur artistique et une trentaine de techniciens et dâadministratifs. Aujourdâhui, je nâai plus que trois comédiennes. Lâune nâa pas deux ans dâexpérience et les deux autres jouent depuis trop longtemps. Il me faut écrire des adaptations inutiles pour des pièces que nous reprenons sans cesse⦠Alors quâil nous serait possible de tenter ici des choses si merveilleuses, si ambitieuses. Birobidjan nâest-il pas lâavenir du théâtre yiddish ?
â Camarade directeurâ¦
â Non, non, je tâen prie ! Surtout pas de « camarade directeur » entre toi et moi.
Il se rapprocha, mains tendues, tête inclinée. Un geste dâacteur. Marina sâécarta vers le devant du plateau.
â Je veux que tu saches la vérité, camarade Levine. Nadia mâa raconté ce que je te dois. Comment tu as convaincu la politruk de me laisser descendre du train.
â Oublie Mascha Zotchenska. Elle ne compte pas.
â Je ne parle pas le yiddish. Les seuls mots que je connaisse, je les ai appris ces derniers jours, dans le train. Avec les enfants de ces pauvres gens quâon a envoyés à Khabarovsk.
Elle avait parlé fort. Sa voix résonna dans le vide du plateau, plus dure quâelle ne lâaurait voulu. Levine ne montra pas de surprise.
â Ma foi, tu nâes pas la première à arriver ici sans parler le yiddish. Tu devras seulement travailler un peu plus si tu veux lire les vieux textes. Mais aujourdâhui, on ne joue plus aussi souvent en yiddish quâavantâ¦
â Je croyaisâ¦
â Les choses changent, Marina Andreïeva. Tu comprendras mieux quand tu connaîtras notre histoire.
â Mais le plus important, câest que je nâai pas joué devant un public depuis longtemps. Depuis plus de dix ans, en vérité. Toutes ces dernières années, jusquâaux premiers jours de la guerre, jâai surtout travaillé pour la Mosfilm . Lâété dernier, le camarade Kamianov, le directeur du Théâtre dâart, mâa confié le rôle dâOphélie. Mais au dernier moment nous nâavons pas été autorisés à jouerâ¦
Levine leva la main pour lâinterrompre.
â Mikhoëls tâenvoie ici, cela suffit pour moi.
â Je nâai jamais travaillé avec Mikhoëls. Il a seulement été bon avec moi.
â Donc, tu nâas jamais joué une pièce de notre répertoire ?
Marina se contenta dâacquiescer dâun signe. Levine lâobserva, sourcils légèrement froncés, mains jointes devant la bouche. Lâéclat des projecteurs brillait dans ses
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