L’Inconnue de Birobidjan
pupilles noires. Une observation insistante. Marina se détourna légèrement.
Depuis combien de temps ne sâétait-elle pas trouvée ainsi sous le regard dâun homme ? Ce quâil voyait, elle le savait. Lâangoisse des dernières semaines, les interminables journées de train, la nourriture hasardeuse, les mauvaises nuits, le froid et la solitude, rien ne lâavait embellie. Ce matin, dans le miroir que Nadia lui avait prêté, elle avait découvert les traits dâune inconnue. Une femme de trente ans, pâle, aux cernes sombres et larges, le front déjà strié de fines rides, la bouche amère. Une femme qui oubliait sa beauté et sa séduction.
Elle se redressa, du bout des doigts assura le peigne qui retenait son chignon, trouva lâironie dâun sourire.
â Tout ce qui vient de Moscou nâest pas un don du ciel.
Levine opina, amusé.
â Il me suffit que ce soit un don de Solomon Mikhoëls. Il tâa vue jouer, il a compris.
â Camaradeâ¦
â Metvei, sâil te plaît. Et laisse-moi te lire ce que Solomon dit de toi.
Il tira la lettre de Mikhoëls de la poche de son pantalon.
Â
Cher camarade directeur du GOSET de Birobidjan, très cher Metvei,
Si les conditions de ton beau théâtre de Birobidjan le permettent dans ces temps si difficiles, je te serais reconnaissant dâaccueillir la perle étrange que je tâenvoie. Marina Andreïeva Gousseïev, câest son nom, est un drôle dâoiseau. Elle nâen sait pas plus sur le théâtre yiddish quâune goy. Je crains que son ignorance des Juifs, et même du doux parfum de la judaïté, soit encore plus insondable. Le Dieu de Moïse a négligé son éducation. En contrepartie, il lui a accordé toutes les qualités et les grâces que lâon doit attendre dâune actrice. à la condition dâencore un peu de travail, et je sais que tu es homme de travail, cher Metvei, je ne doute pas que la camarade Gousseïeva puisse offrir à nos frères quelques-unes des grandes émotions de notre vénéré théâtre yiddish.
Â
Marina était incapable de prononcer la moindre parole, parvenait difficilement à lutter contre les larmes. Dâoù venait la bonté de Mikhoëls ? Pourquoi avait-il recouvert son mensonge sous ce flot de compliments ? Kapler et Kamianov lâavaient-ils véritablement convaincu de son talent ?
Levine esquissa un geste vers la larme qui coulait sur sa joue. Elle détourna le visage, il baissa la main.
â Sais-tu ce qui est le plus extraordinaire, Marina Andreïeva ? demanda-t-il doucement. Hier, je nâavais aucune raison dâaller attendre lâarrivée du train. Câest unpur hasard. Lâenvie, soudain, mâa pris dâaccompagner Nadia. Un caprice. Je nâavais même pas de temps à perdre. Dâailleurs, jâétais sur le point de repartir⦠Câest lorsque je tâai vue descendre du wagon que jâai su. Le hasard cessait dâêtre un hasard. Tu comprends cela ?
Marina devina quâil avait envie de la toucher. Peut-être en un autre moment lâaurait-elle désiré, elle aussi. La beauté de Levine, sa voix étaient attirantes. Sa gentillesse aussi. Son admiration flatteuse. Son assurance réconfortante⦠Si tout cela possédait un peu de sincérité. Nâétait pas lâartifice dâun homme trop habitué à séduire. Comment aurait-elle pu en juger ? Trop de fatigue, trop dâémotions lâabrutissaient.
Elle se raidit comme on repousse un songe. Murmura un remerciement.
â Pardonne-moi, je crois que ce voyage mâa plus épuisée que je le pensais.
Levine approuva dâun sourire, jeta un regard à sa montre.
â Viens, il est temps que nous allions saluer les camarades du comité.
Dans les coulisses, du plat de la main, il fit basculer les interrupteurs, laissant lâobscurité effacer la scène derrière eux.
Â
Comme Levine lâavait prévu, Mascha Zotchenska, la politruk , et le comité ne sâopposèrent en rien à lâimmigration temporaire de Marina. Outre la politruk et Klitenit, quatre femmes et un seul homme, le plus âgé, immigrant des débuts du Birobidjan, composaient le comité.
Avant quiconque, Levine prit la
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