L'inquisiteur
me
suis frotté à d’autres croyances, j’ai visité d’autres âmes, par d’autres
regards j’ai pleuré et joui du monde. Savez-vous que j’ai connu un alchimiste, autrefois,
à Cordoue ? Il m’a fait pressentir des mystères impossibles à dire. J’ai
envié son savoir, et la bonté de ses silences. Son église tenait sur un tapis
de prières transparent, tant il était usé. Longtemps j’ai voyagé sur des
chemins de mots et de rêves avec des gens comme moi sans autre patrie, sans
autre foyer que nos esprits. Peut-être un jour pourrai-je vous dire mes
aventures. Pour l’heure, sachez simplement que le temple où je me recueille
parfois n’est pas bâti de pierres. J’essaie tous les matins de mettre Dieu au
monde, voilà tout.
— Moi, je L’appelle à chaque heure du jour.
— Vient-Il ?
— Il me fuit parfois, parfois Il me fait mal. Il m’aide
peu. Je m’efforce de Le servir. Il me faut vous amener dans notre Église où Il
demeure, maître Salomon. Si je n’y parviens pas, je douterai du sens de ma vie.
Je ne serai plus qu’une carcasse creuse pleine de vent et de nuit.
— Appelez des soldats et faites-moi saisir. Vous en
avez le droit. Ainsi vous n’aurez pas mon âme, mais vous aurez ma peau.
— Que m’importe votre peau, rugit Novelli, retenant à
grand-peine ses larmes.
— Alors confiez-vous à Dieu seul pour vous conduire
jusqu’à moi. Abandonnez tout ce qui n’est pas Lui : votre puissance, vos
registres et vos soudards, afin que Sa volonté soit faite, et non la vôtre. Quand
je verrai Dieu en vous plus beau, plus vigoureux, plus nourrissant qu’il ne l’est
en moi, je viendrai à votre croyance avec une gratitude que vous ne pouvez
imaginer, pauvre aveugle.
— Voulez-vous dire que je dois renoncer à ma charge d’inquisiteur,
à mon œuvre de justice, à la considération du monde, à ce couvent même ? Oubliez-vous
que tout cela me fut confié par monseigneur le pape, qui parle parmi nous le
langage du Ciel ?
— Tout cela vous fut gagné par votre oncle Arnaud, frère
Novelli. S’il n’avait pas été cardinal et habile aux intrigues, vous seriez
aujourd’hui boulanger, comme l’était votre père. Je vous crois d’assez bonne
foi pour ne point vous égarer à chercher la voix de Dieu dans les murmures des
diplomates.
Jacques Novelli dressa la tête, perdu de révolte et
bouillonnant d’insultes, ouvrit la bouche comme un étouffé. Il parut souffrir
une peine insurmontable, et soudain se rompit, abandonnant ses mains sur la
table et ne regardant plus Salomon en face de lui, mais seulement la flamme de
la bougie qui tremblait. Il resta un long moment silencieux dans cette lueur, puis
la voix du juif lui parvint, lointaine. Il entendit :
— Le mur est-il abattu, frère Novelli ?
Il regarda autour de lui. Ils étaient tous deux environnés d’ombre,
maintenant. Le couvent était silencieux, les moines s’en étaient allés à la
chapelle, pour l’office du soir. Il s’avisa qu’il avait froid. Il dit :
— J’espère que vous me trompez abominablement, et que
demain je me réveillerai ressuscité en bonne et belle clarté. Allez-vous-en, il
me faut réfléchir.
Salomon d’Ondes le contempla avec une affection mélancolique,
puis, comme Novelli se tenait obstinément tête basse, immobile et muet, il
poussa le livre de psaumes devant ce frère en grand besoin de réconfort et se
leva, disant :
— Un soir d’été, sous l’orme de l’Oratoire, votre oncle
Arnaud m’a dit de vous : « Je le crois capable de toutes les sottises,
des pires méchancetés et des bontés les plus extravagantes. » Puis il a
éclaté de rire (un grand rire presque silencieux. Vous souvenez-vous de sa
figure ?), et m’a dit encore : « Il finira saint vagabond. »
Il vous aimait tendrement, et je vous aime aussi, maître Novelli. La paix sur
vous.
Son grand corps lent, un peu voûté, s’éloigna, son ombre
envahit les murs et s’engloutit avec lui dans les ténèbres du couloir. Jacques
Novelli écouta décroître le bruit de ses pas, laissa tomber la tête dans ses
bras croisés et se mit à pleurer à gros sanglots. Il resta ainsi jusqu’à ce que
les moines, de retour de l’office, fassent du bruit à l’étage. Alors il se leva,
vidé de larmes et de morve, empoigna son manteau, qu’il avait laissé au travers
de la table, et le jetant sur son épaule il éventa si vivement la bougie qu’elle
s’éteignit. Il s’en alla
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