L'inquisiteur
dans la nuit fraîche. Jamais il ne s’était senti aussi
abandonné de Dieu et des hommes, aussi follement libre.
9
Novelli s’arrêta au milieu d’un terrain vague et se tint
immobile, se laissant approcher sans crainte par des chiens errants, contemplant
les clochers noirs, au loin, environnés d’étoiles, et l’ombre des venelles au
bout du pré, entre les masures bancroches. Il se plut amèrement dans cet espace
tranquille et misérable, offert au vide du ciel. L’envie lui vint d’y passer la
nuit, seul, sans Dieu ni diable, sans autre présence que ces bêtes obscures
descendues des éboulis pour flairer ses pieds crottés, et les grands oiseaux
lents qui traversaient sans cesse la haute brèche d’une muraille crénelée, par
où venaient la lune et l’air mouillé de la Garonne. Le désir de se perdre l’avait
conduit là, par les ronciers qui cernaient la maison des Capitouls, et des
jardins domestiques qu’il avait piétinés sur la pointe des bottes, en courant
pour rejoindre un bout de ruelle, aiguillonné par la peur que son errance
libertaire ne se termine piteusement sous le bâton de quelque maraîcher. Il n’avait
éveillé qu’un poulailler et un âne qui s’était mis à braire et à cogner du
sabot quand il avait frôlé sa cabane pour éviter un parterre de choux. Il s’était
enfui, le cœur en grand désordre. Et maintenant, dans ce vaste champ de nuit
calme où il reprenait souffle, il pensait qu’il aurait pu mourir, ou tout au
moins subir les malheurs vulgaires d’un voleur de volaille s’il s’était fait
empoigner et jeter au fumier. Du coup, les grandes questions qui le
tourmentaient seraient apparues, à l’évidence, aussi vaines que des jérémiades
d’enfant. Il regretta presque la paresse des molosses et le sommeil des
jardiniers. Aurait-il été assailli, il se serait défendu, méchant comme un
brigand, sans aucun souci de ce qu’il devait faire pour plaire à Dieu. Il
aurait cogné des poings et de la tête avec une fureur qu’il imaginait
magnifiquement meurtrière, maintenant qu’il était hors de portée des crocs et
des fourches. Il aurait peut-être laissé quelques lambeaux de sa peau sur le
champ de bataille, mais quel festin de liberté il aurait fait ! Il en rêva
avec tant d’ardeur, planté au milieu du pré, qu’il se sentit bientôt tout
bouillonnant de sève nouvelle.
En vérité, que pesaient ses douleurs d’âme, ses
tiraillements de sainteté, ses pouvoirs d’inquisiteur, ses creusements d’avenir,
face à cette nuit imperturbable ? Ce que pèsent les songes d’un homme dans
l’immensité de la vie : rien. Tout était possible : des truands
pouvaient surgir des profondeurs de la ruelle, là-bas, derrière la vieille
croix de pierre amputée d’un bras, et venir à lui, la dague à la ceinture, dans
le silence des herbes. Ils pouvaient le trucider ou lui demander sa bénédiction.
Quoi qu’ils fassent, la douceur de la brise n’en serait pas troublée. Les
chiens qui flairaient son manteau pouvaient le mordre ou se coucher à ses pieds.
De vastes ailes d’oiseaux pouvaient effleurer sa tête, ôter son capuchon, lui
désigner une route impalpable ou l’effrayer terriblement. Les buissons de
ronces n’en perdraient pas la moindre mûre. Et si venait une femme inconnue, du
fond de ces ténèbres, pour lui prendre les mains et lui dire de telles paroles
de délivrance qu’il ne douterait jamais plus du sens de son chemin ?
« Ne rien attendre, pensa Novelli, ne rien vouloir, être accueillant à
tout ce qui peut advenir, savoir Dieu indifférent et lui faire pourtant
confiance. » L’envie le prit de s’abandonner tout à fait, de s’ouvrir au
bon vouloir des jours et des nuits. Il regarda la haute muraille fendue par les
siècles et les guerres. Le ciel ne la traversait pas, au temps où elle était
forte. La paix était venue, le ciel aussi par ses déchirures, plus beau que les
pierres, infini, invincible.
Les chiens, attirés par des hurlements lointains et des
relents de pourritures comestibles, s’en allèrent vers les masures. Novelli
grimpa par les éboulis jusqu’à la large brèche. La fraîcheur de la plaine l’envahit
délicieusement. Sur la rive du faubourg, entre les deux tours du Pont Vieux, il
vit des hommes bouger autour du feu de la garde. Au-delà, passé la masse sombre
de l’hôpital Saint-Jacques, les rares lueurs de la terre se perdaient dans ces
ténèbres d’où venait le vent, qu’il
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