L'Insoumise du Roi-Soleil
C’était une nouvelle île gardée par des animaux dont on devinait qu’ils défendraient chèrement le territoire d’Alcine. À peine avait-on pris la mesure de ce danger que deux autres îles, par un effet digne de la magie, venaient se fixer aux côtés de la première. Le passage était défendu, l’accès rendu impossible, l’île imprenable. Alors, Alcine en personne se présenta à la foule depuis son île, chevauchant un monstre marin formidable et entouré de nymphes portées par des baleines.
Aussitôt, les îles se couvrirent de musiciens et une clarté immense fit cesser la nuit. Des éclairs embrasèrent la scène et noyèrent les spectateurs dans une nimbe qui transforma leurs silhouettes en ombres mystérieuses. Le ciel, la terre et l’eau, portés par une forge plus furieuse que celle de Vulcain, fusionnèrent en un seul élément. Tout n’était qu’éblouissement et feu. Alcine était au sommet de sa gloire et de sa puissance. Rien ni personne ne pouvait s’y opposer. Elle choisit ce moment pour s’approcher – se rendre – et déclamer des vers à la louange du roi, le maître incontestable de l’île enchantée. Le ballet du palais d’Alcine pouvait débuter.
Avant l’arrivée des chevaliers, quatre géants, huit Maures armés chacun de deux flambeaux, six monstres et autres démons sauteurs se succédèrent. Au total, six tableaux préparaient le triomphe des chevaliers. Leur chef, Roger, dont le rôle avait été tenu le premier jour par le roi, s’empara de la bague, symbole de la puissance d’Alcine. Celle-ci était défaite. Désormais, le roi seul tenait entre ses mains le destin des chevaliers. L’évocation de son triomphe fut saluée par un feu d’artifice dont on n’aurait pu auparavant soupçonner les merveilles et les miracles. Les fusées sortaient de l’eau, illuminaient le pourtour du lac, surgissaient de tous côtés, étourdissaient les têtes et incendiaient le ciel en explosant à une hauteur jamais égalée. Ce spectacle prodigieux marqua les esprits. Et c’était son dessein.
La pièce s’était déroulée en trois jours et sur trois actes. Le dernier marquait l’avènement d’un roi dont le pouvoir semblait tenir tout entier dans la bague reprise à Alcine...
— Et dont lui seul pouvait déverrouiller ou non la serrure, conclut mon père.
Du samedi 10 mai au mardi 13 mai, on courut, des jardins au château, pour suivre les tournois, visiter la ménagerie royale, applaudir le théâtre de Molière. Les Fâcheux , dont une représentation avait été donnée aux Grandes Fêtes de Vaux par le surintendant Fouquet en l’honneur du roi, favorisa la comparaison. Il ne pouvait y avoir de plus grands plaisirs que ceux de l’île enchantée . On le fit savoir lors de la loterie au cours de laquelle furent distribuées pierreries et argenterie qui achevèrent de combler cette cour.
La vie à Versailles, conçue par Louis XIV, dépassait en réalisation ce que l’imagination la plus folle aurait pu rêver. Que fallait-il faire pour conserver le droit d’y être associé ?
— Ne rien remettre en cause. Renoncer à exercer sa critique. En somme, se déshonorer...
Mon père se tut, me laissant réfléchir par moi-même. Comment dénoncer un système tyrannique sans provoquer la colère de son créateur ? Pourtant, il s’y essaya une fois. Et vérifia ainsi, et très douloureusement, la justesse de son analyse.
L’île enchantée avait, en effet, un prix. Pour trouver sa place à Versailles, il fallait accepter ses conventions dont la trame, pour un œil averti, se lisait en filigrane lors de cette fête. Le roi avait fixé ses règles selon son plaisir. Pour le partager, il fallait les respecter. Elles se résumaient à l’étiquette, ce code qui réglait dans les moindres détails le fonctionnement de cette société et qu’un gentilhomme ne pouvait en aucun cas amender. Versailles avait donc son revers. Pour s’offrir ses plaisirs sans jamais en négocier le prix, la cour devait se plier aux usages dont le Souverain seul définissait le poids et la valeur, car lui seul détenait les clefs qui accédaient au trésor depuis qu’une magicienne, Alcine, les lui avait confiées, une nuit de mai.
L’étiquette ne fut pas une invention de Louis XIV. D’Henri III à Mazarin, la politesse, les bonnes mœurs, les façons modelèrent peu à peu la cour. Fallait-il du maintien ? Soit. C’était le cas en Angleterre, en Italie, en Espagne.
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