L'Insoumise du Roi-Soleil
Apprendre qu’on pouvait baiser la main des princesses, et elles seules, mais que celles-ci, une fois âgées, ne porteraient plus de couleurs vives, formait un ensemble de préceptes qui, selon Furetière, dérouillaient la province 9 . S’y plier pour se prétendre honnête homme ? Soit.
— Mais moi je veux qu’on y ajoute la dignité et le courage, martelait Pierre de Montbellay, car les vraies vertus sont là.
Ces qualités princières complétaient, selon lui, le portrait du savoir-vivre. Ce n’était plus une affaire de fortune et mon père y voyait un instrument audacieux pour rapprocher ceux dont la naissance aurait pu injustement assombrir le destin. Ainsi, le véritable honnête homme respectait un ensemble de valeurs qu’aucune condition sociale n’offrait naturellement. Il pouvait être noble – mieux, tout noble se devait d’agir en honnête homme, car cette vertu était indissociable de la noblesse – mais la couleur du sang 10 ne suffisait pas à arrêter la qualité d’un être. Ainsi, l’étiquette, tant qu’elle élevait le sens moral, tant qu’elle définissait l’esprit et le cœur, représentait un immense progrès. Colbert, issu de la bourgeoisie, illustrait autant les promesses de l’honnête homme que le marquis de Louvois, son ennemi. L’honneur, la fidélité, la compétence pouvaient seuls les départager. Du moins, c’est ainsi que mon père approuvait l’étiquette, un code imposé à tous et dont l’immense mérite aurait pu être de cimenter chaque sujet, indépendamment de son rang ou de son titre.
Dans ce monde idéal dont rêvait Pierre de Montbellay, comte de Saint Albert, l’étiquette orchestrait la distinction d’un homme. Le roi en détenait la clef puisqu’il en était l’inventeur. Pris dans ce sens, il n’y avait rien à redire. Car qui d’autre que lui aurait pu être l’arbitre et le serrurier de son royaume ?
Mon père soutint et crut en cette thèse. Du moins, il le fit tant que l’étiquette, bien que contraignante, lui sembla un moyen de rendre l’homme plus sociable, de l’élever selon ses talents. Mais au fil du temps, ces règles, conçues aussi pour freiner la puissance, l’orgueil et la fronde des vassaux, devinrent un carcan dont les plaisirs de l’île enchantée représentaient un présage inquiétant.
— Le roi a attiré ses sujets dans une prison dorée pour mieux les contrôler...
Oubliant ses propres conclusions, le comte Pierre de Montbellay commit l’imprudence d’exposer trop haut ses idées, et sa vision prémonitoire se retourna contre lui : puisqu’il parlait de geôle, il allait apprendre le goût de la pénitence.
Je m’aperçois que je n’ai pas encore décrit mon père. Je songe à son allure. Suis-je la mieux placée pour en parler ? L’amour qu’il me porta fit de moi l’enfant la plus heureuse du monde. On comprendra ma partialité, et longtemps, jusqu’au jour où j’aperçus le visage d’un autre dont il sera question, je n’ai porté le regard sur un homme qui me sembla aussi bon, aussi juste et aussi beau.
Le comte de Saint Albert était grand et fort. Il mesurait près de six pieds, ce qui, pour notre époque, était une taille remarquable. Son visage oblong disparaissait sous une barbe bien taillée, qui soulignait le bleu azur de ses yeux. Sa voix était sans doute un de ses meilleurs atouts. Elle dominait et, en toute occasion, il la faisait entendre, que ce soit pour séduire ou pour ordonner. Le maniement des mots, la justesse du raisonnement, la profondeur des idées et les connaissances immenses dont il faisait état, ajoutaient à sa séduction. Qui n’aurait voulu être l’ami de cet honnête seigneur ? La réponse est évidente pour les hommes, et embarrassante à propos des femmes. Nombre d’entre elles espéraient plus que de simples sentiments fraternels. Et mon père ne savait pas résister à leurs soupirs. C’était un séducteur. Plus encore, je l’ai écrit, un libertin, et je dois en parler. Ce n’est pas l’unique cause des graves soucis dont il m’annonça la venue, en octobre 1682, dans la cuisine de Berthe, mais ce penchant compta pour beaucoup dans le drame qui se tissait.
Mon père concevait le libertinage comme l’art délicat de la séduction. Il fallait conquérir des femmes de son rang, les aimer et savoir les quitter. Le tout avec élégance. On ne pouvait donc le comparer au Dom Juan de Molière dont la seule audace consistait à séduire de
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