L'Insoumise du Roi-Soleil
notre domaine peint par ce moine enlumineur et je songeais aux douces agapes de nos solides vignerons. L’endroit était vraiment bon et doux. Et plus je m’en nourrissais, plus je mesurais combien il allait être dur de le quitter.
Au manoir, Berthe pleurait plus qu’un hiver doux. Ses plats s’en ressentaient. Pour combattre son chagrin – s’occuper, disait-elle – elle avait entrepris de nettoyer de fond en comble sa cuisine. Elle frottait chaque ustensile avec la cendre de l’âtre, accumulée depuis tant d’années. Mais plus les marmites brillaient, plus elle pleurait.
— C’est la faute à ma mémoire, expliquait-elle. Elle a gardé trop de souvenirs. Et ils sont tous bons ! Chaque fois que je prends une cuillère, je te revois quand tu étais petite. Quel mal j’ai eu à te faire mâcher ta première racine 2 !
— Je n’étais pas gentille ?
— Oh ! si...
Et Berthe pleurait de plus belle. Je l’embrassais. Elle gémissait : — Ton départ me rend folle. Hier, j’ai cru voir ta mère à la porte ! Elle souriait et elle venait vers moi. Tu étais dans ses bras. Tu me faisais tes gentils gouzi-gouzi et tes guili-guili...
— Je sais ce que voulaient dire ces petits mots de nourrisson.
— Ah bon ?
— Fais-nous encore ton pain perdu trempé dans le lait...
— Pour nous tous ?
— Nous en mangerons ce soir. Et ici ! Dans ta cuisine.
Alors, Berthe rougissait de plaisir. Puis, l’instant d’après, gémissait. Monsieur Blois, que j’avais tant haï, semblait lui-même chagriné. Il se présenta, la veille de mon départ : — Je viens vous dire adieu. Ce matin même, je serai à Saumur. On m’a trouvé un autre sacerdoce.
— Quel est le nom de votre prochaine victime ?
Il sourit. En dix ans, ce fut, je crois, la première fois : — Je rejoins la Nouvelle-France. J’embarque dans un mois pour Québec. Il y a de nombreuses âmes à former.
— N’est-ce pas vous qui m’enseigniez ses dangers ? N’avez-vous peur ni des sauvages, ni du froid, ni des animaux terrifiants et cruels qui hantent les forêts ?
— Dans ce que l’on raconte, il y a sans doute plus d’inventions que de vrais dangers.
— Cette observation est audacieuse pour celui qui fut mon instructeur !
Il sourit encore :
— Un jour, je vous ai dit que le plus important n’était pas ce que l’on apprend, mais la force que l’on en retire. Je vous crois armée d’un caractère solide. Vous avez appris et su résister. Ma mission est terminée. J’irai en Nouvelle-France, si telle est la voie que Dieu a tracée pour moi.
— Prenez soin de vous, monsieur Blois.
Il déglutit et ses joues devinrent pâles :
— Vulnerant omnes, ultime necat, lança-t-il d’une voix forte.
— Si je me souviens de vos leçons, cela signifie que toutes les heures blessent, mais que la dernière tue.
— Il vous a suffi de lire cette inscription qui figure à l’entrée de votre chapelle, corrigea-t-il sur le ton du précepteur. Je traduirai par : chacun gravit son Chemin de Croix. Et chacun doit connaître ses blessures. Les miennes seront peut-être plus douces que les vôtres.
— Qu’en savez-vous ?
— Versailles vous réservera de terribles déceptions et de vilaines épreuves. Je vous souhaite de ne pas y rencontrer la dernière heure de votre vie.
— Je vous promets de me souvenir de cette ultime leçon, monsieur Blois.
Je n’en pensai pas un mot.
Et j’eus bien tort.
Pour mon départ, le curé Passementier fit un écart. Il se rendit à Saint Albert en semaine, pour que nous y entendions la messe. Avant de nous réunir dans notre chapelle, il me demanda si je souhaitais communier.
— Oui, je le veux.
— Dans ce cas, il faudra vous confesser.
Mon cœur me semblait pur. Je vivais dans l’Eden.
— Mon seul péché est récent, monsieur le curé.
— Lequel est-ce ? murmura-t-il les yeux fermés.
— Je fais souffrir mon père.
Le bon curé ouvrit les yeux :
— Plus tu t’éloignes du Seigneur et plus Il se rapproche de toi, Hélène. Pour ton père, je crois qu’il en est de même.
— Plus je m’éloigne et plus il m’aimera, c’est bien cela ?
Il acquiesça en silence et reprit :
— Ta séparation vous montrera à tous les deux combien vous vous aimez. Et l’Amour est le premier commandement de Dieu. Tu aimeras ton père... Te souviens-tu ? En t’éloignant, tu souffriras toi aussi de son absence car il est dit que les qualités grandissent et les défauts s’estompent quand
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